Danielle Lavallée, une lectrice de Prévost, a fait une inquiétante découverte dans son jardin: les criocères du lis s'attaquent aussi à d'autres plantes. Sur les photos qui accompagnent son courriel, on voit les vilains insectes dévorant un pauvre sceau de Salomon.

Danielle Lavallée, une lectrice de Prévost, a fait une inquiétante découverte dans son jardin: les criocères du lis s'attaquent aussi à d'autres plantes. Sur les photos qui accompagnent son courriel, on voit les vilains insectes dévorant un pauvre sceau de Salomon.

Cette scène, je dois l'avouer, m'a renversé. Je savais que la vilaine bête rouge, présente aussi chez moi, s'attaquait au lis du Canada, mais j'ignorais que d'autres plantes indigènes figuraient également à son menu. D'autant plus qu'une étude menée il y a quelques années dans le parc de la Gatineau avait conclu que l'insecte ne s'attaquait pas aux liliacées sauvages. Le sceau de Salomon est une liliacée.

Mme Lavallée est déconcertée elle aussi par sa découverte. «Il y a quelques années, j'avais vu un criocère sur un sceau de Salomon dans le bois. Je me suis dit qu'il s'était "égaré", écrit-elle. Cette année, force est de constater qu'ils ne sont pas égarés. Ils mangent bel et bien des sceaux de Salomon qui poussent dans mon aménagement paysager. J'avoue que ce constat m'a fait un choc. Si les criocères se mettent à attaquer une espèce indigène alors qu'ils n'ont pas de prédateurs...»

Curieusement, même si l'insecte cause des dommages importants dans les jardins, il existe peu de documentation sur ses méfaits dans les autres plantes. Mais la vénérable Royal Horticultural Society de Londres (le criocère est une plaie en Angleterre) a financé une thèse de doctorat sur l'insecte vorace dont elle a publié des extraits de la version préliminaire sur son site internet. Par ailleurs, l'Université du Rhode Island mène depuis quelques années plusieurs expériences sur le contrôle biologique du criocère. Voilà donc deux sources crédibles sur le sujet.

Évidemment, on savait que larves et adultes se nourrissent de lis mais aussi de fritillaires (plantes herbacées bulbeuses), comme plusieurs lecteurs l'ont déjà constaté. Sauf qu'il jette aussi son dévolu sur les sceaux de Salomon (on en retrouve deux dans nos jardins dont le magnifique Polygonatum odoratum au feuillage panaché), la smilacine (le faux sceau de Salomon), le smilax herbacé (raisin de couleuvre), plusieurs plantes de la grande famille des solanacées dont la pomme de terre et les nicotines, le muguet, sans oublier les très populaires hostas et les roses trémières. Grande consolation, si on peut dire, il préfère avant tout les lis et les fritillaires, les seules plantes sur lesquelles il se reproduit.

Premier signalement au Québec en 1800

Originaire de Chine, établi depuis des lustres dans plusieurs contrées nordiques dont la Sibérie et la Mongolie, le criocère est installé au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Il s'est implanté en Europe tranquillement. Dans certains pays européens, il est cependant contrôlé par plusieurs prédateurs locaux. Il a fallu attendre 1940 pour découvrir une population bien établie en Angleterre.

Quant à sa présence en terre d'Amérique, elle ne date pas d'hier. Il a été signalé pour la première fois au Québec au début du XIXe siècle. Mais on croit que l'insecte est ensuite disparu. Il s'est écoulé un long moment avant qu'on en reparle à nouveau.

Son arrivée officielle en Amérique du Nord remonte en effet à 1943, au moment de son introduction à Montréal. Trois ans plus tard, on signalait une infestation dans les jardins de Westmount et à quelques endroits dans l'île de Montréal. L'insecte y aurait été importé par mégarde dans un arrivage de lis asiatiques. Après deux ou trois ans de ravages, les problèmes ont semblé s'estomper.

Trois décennies plus tard, en 1978, le criocère est réapparu au nord de Montréal. En 1984, l'invasion est devenue massive et depuis, elle progresse sans cesse.

L'insecte est aujourd'hui solidement installé un peu partout dans le sud-ouest du Québec, en Ontario, notamment à Toronto, et même au Manitoba. Il est présent dans toutes les Maritimes, sauf Terre-Neuve, et au sud-est, dans les États de la Nouvelle-Angleterre jusqu'au Rhode Island. Cette expansion est en partie attribuable au commerce des lis qui a pris beaucoup d'ampleur ces dernières années et ne serait pas étrangère, bien sûr, à nos hivers moins rigoureux.

Mais ce n'est que récemment qu'une partie de la communauté scientifique a sonné l'alarme sur les méfaits du criocère sur nos populations de lis du Canada, une plante en déclin chez nous, notamment en raison des pertes d'habitats.

Je me souviens d'une chronique rédigée en 2001 dans laquelle je vous parlais d'une colonie de lis du Canada dans mon patelin qui était littéralement dévorée par le criocère, sur un lopin de terre pourtant isolé de toutes cultures de lis par d'immenses terres agricoles. Eh bien, l'attaque a pris une ampleur considérable un peu partout parmi les populations de notre lis indigène, selon des travaux menés récemment par l'Université de Montréal.

Étudiante à l'Institut de recherche en biologie végétale du département des sciences biologiques de l'Université de Montréal, Anne-Marie Bouchard a parcouru 130 000 kilomètres durant la préparation de sa thèse de maîtrise à la recherche de la bibitte rouge. Elle a mené des expériences sur son éventuel impact parmi les diverses espèces de lis indigènes comme le lis de Philadelphie. Disponible sur Internet (www.springerlink.com/.) et publié dans le magazine scientifique Biological Invasions, le document indique que la menace est réelle, que l'insecte est en progression et qu'il faut tenter de contrôler ses méfaits. Non pas que le lis meure immédiatement à la suite d'une attaque. Cependant, les défoliations successives, année après année, affaiblissent le bulbe et réduisent ses possibilités de multiplication. Comme la bête mange aussi les fleurs, les chances de reproduction par semis sont réduites d'autant. Dans de telles circonstances, la disparition de la colonie est presque inévitable.

Considéré comme vulnérable au Québec, le lis du Canada est menacé en Ontario, en Nouvelle-Écosse et dans plusieurs États américains. Coauteur de la recherche, le professeur Jacques Brodeur de l'Institut de recherche en biologie végétale estime pour sa part qu'il y a urgence et que les gouvernements doivent se pencher sur ce problème. Selon lui, l'introduction d'un prédateur naturel est la solution la plus intéressante à l'heure actuelle. D'ailleurs, plusieurs expériences sont menées de ce côté par les chercheurs de l'Université du Rhode Island et les résultats semblent prometteurs. Introduire un nouvel insecte pour en contrôler un autre exige cependant d'infinies précautions.

Le cri

Le criocère du lis commence à se préparer à son long sommeil hivernal dès la fin d'août. Il passe la saison froide sous terre ou sous des débris végétaux. S'il n'est pas mort gelé, il émerge très tôt en saison et commence à se nourrir en mangeant des feuilles de fritillaires, toutes espèces confondues. Puis ce sera au tour des nouvelles pousses de lis. La femelle pond jusqu'à 450 oeufs au cours de l'été et les larves très voraces se couvrent de leurs excréments pour éviter les prédateurs.

L'efficacité des méthodes de contrôle est très variable.Les produits à base de pyrithrine semblent efficaces, comme c'est aussi le cas de la poudre de roténone. Les puristes recommandent la récolte manuelle, ce qui n'est pas évident quand vous avez beaucoup de lis et de fritillaires. Soit dit en passant, quand vous serrez un criocère entre les doigts, il pousse un petit cri, dit-on, pour éloigner les prédateurs.

D'autres ont obtenu du succès en arrosant fréquemment avec une solution à base d'huile de Neem, un produit néanmoins controversé. Pour sa part, le producteur Serge Fafard, des Jardins Osiris, à Saint-Thomas-de-Joliette, ne jure que par des apports de marc de café au pied des plants. Je tente actuellement cette expérience sur une grande échelle. Je vous en reparle au printemps.

 

Photo Armand Trottier, La Presse

Le régime alimentaire du criocère est plus varié qu'on ne le croyait.