Montréal possède près de 500 km de bitume susceptibles de transformer radicalement la qualité de vie de milliers de voisins, d'enfants et d'amis. Et, bonne nouvelle, les Montréalais semblent reprendre goût à leurs ruelles.

Montréal, 18h30. Il pleut à verse. L'un de ces déluges qui nettoient les rues de la ville de tous ses promeneurs pressés de rentrer au sec. Entre les rues Fabre et Marquette, pourtant, on s'active drôlement et l'orage ne décourage pas le ballet d'hommes et de femmes qui viennent déposer sur une grande table des plateaux débordants de hors-d'oeuvres et de gâteaux tout frais. Une fontaine de chocolat trône dans un coin. De larges bâches ont été installées entre les maisons pour protéger le festin. La trentaine d'enfants se moquent de la pluie et pataugent dans les flaques d'eau en bottes de pluie sous le regard amusé de leurs parents. On entend des coupes de vin tinter.

Le temps a passé depuis que les premières ruelles ont été construites près de l'Université McGill, au milieu du XIXe siècle, et que Michel Tremblay les a popularisées dans son oeuvre. Mais elles ont encore de beaux jours - et peut-être même leurs plus beaux jours - devant elles.

Car si les ruelles ont longtemps eu mauvaise presse, perçues comme des espaces tristes et mornes où s'accumulent les vieux meubles et les déchets, la donne semble changer. Les arrondissements sont débordés de demandes de citoyens réclamant de l'aide financière et technique pour reverdir leur ruelle. Sur le Plateau-Mont-Royal comme dans Villeray, Rosemont et même le Centre-Sud, il suffit de faire quelques escapades dans l'arrière-cour pour dénicher de banales bandes de bitume transformées en surprenants havres de paix.

>>>>Consultez notre carte des ruelles

«Je n'aurais jamais pensé qu'une ruelle pouvait être aussi belle et vivante, s'étonne encore Sébastien Lamarre. Je viens de la Rive-Sud et je plaignais toujours mon frère d'être obligé d'élever ses enfants à Montréal, dans sa toute petite cour. Je ne me voyais vraiment pas élever les miens ici.» Sa position a radicalement changé à l'épreuve des faits. Ses enfants ne sont pas confinés à l'espace clôturé de sa cour arrière: leur royaume et le sien s'étendent dans toute l'allée, où l'on organise chaque année des fêtes populaires et des soirées cinéma en plein air. Les apéros et les parties de hockey bottine ne se comptent plus depuis longtemps. «On a plein d'amis, tout le monde se connaît et joue ensemble. L'hiver, ça nous manque», dit Marjorie Fortier, huit ans. Les parents ont l'esprit tranquille. «On n'a pas besoin de faire l'hélicoptère : on sait que les enfants sont en sécurité ici, qu'il y a toujours un adulte à proximité», dit Nadia Thivierge.

Le royaume des baby-boomers

Ironiquement, c'est en perdant leur vocation première de voies de desserte pour les camions à ordures et de livraison du charbon, vers le milieu des années 50, que les ruelles ont pu commencer à gagner le coeur des Montréalais. Mais leur transformation a été accélérée grâce aux baby-boomers, croit André Carpentier, sans doute l'un des Montréalais qui connaît le mieux ce réseau parallèle après avoir passé trois ans à l'arpenter sans relâche pour en tirer le livre Ruelles jours ouvrables. «Les ruelles sont intimement liées à cette génération. Les baby-boomers étaient les rois des ruelles quand ils étaient petits, et ils le sont encore aujourd'hui. Ils ont acheté les maisons des quartiers où ils ont grandi et veulent continuer à profiter de cet espace qu'ils ont appris à aimer enfants».

Pour certains, l'attachement à la ruelle est devenu aussi fort, sinon plus, qu'à la maison et sert d'argument pour convaincre un acheteur potentiel. «J'aurais beaucoup de mal à déménager et à me séparer de ma ruelle», confie Marcelle Bastien, rue Laval. Avec ses voisins, elle a fait des pieds et des mains pour obtenir la certification de Ruelle verte et recueilli près de 52 000$ de subventions pour casser de larges bandes d'asphalte et y planter fleurs, arbres et arbustes.

Le projet a permis de tisser des liens, même si tout le monde ne s'est pas engagé avec la même énergie. Des voisins qui se saluaient à peine s'appellent maintenant par leur prénom. On organise des soirées hantées à l'Halloween, des après-midis «Raquette et chocolat» l'hiver, des ateliers de cuisine au printemps. On nettoie, on désherbe et on plante comme si on était chez soi, parce qu'on l'est bien un peu aussi. C'est ainsi que, non loin de là, près du Carré Saint-Louis, Julie Lebihan n'hésite pas à quitter son appartement pour la ruelle afin de présenter à ses voisins sa petite fille âgée d'à peine 48 heures! «La ruelle, ce n'est pas vraiment dehors», dit-elle en souriant, les deux pieds dans l'herbe. Il est vrai qu'ici, dans cette ruelle  champêtre  unique à Montréal, inspirée des «Country lanes» de Vancouver où le bitume cède complètement la place au gazon, on se sent drôlement loin du tumulte du centre-ville. Les klaxons de la rue Saint-Denis sont étouffés par les arbres, la chaleur est absorbée par les plantes, les graffiteurs sont - en partie du moins - découragés par le lierre grimpant. «C'est beaucoup plus propre et sécuritaire depuis que la ruelle est bien entretenue», dit-elle. L'été, il fait de 3 à 5 degrés de moins à l'arrière de la maison qu'à l'avant.

Public ou privé ?

«Les gens qui habitent près d'une ruelle ont la chance d'avoir deux milieux de vie : avec les voisins de la même rue et avec les voisins de la rue d'en arrière. Ce double jeu est un avantage incomparable», dit David Hanna, professeur d'urbanisme à l'UQAM. Même si certains peuvent aussi le percevoir comme une menace. «On est dans un moment charnière où les gens reprennent goût à la ruelle, mais veulent en même temps se construire un espace très privé», remarque Vouli Mamfredis, architecte du groupe MMA. On le voit dans certaines ruelles bardées de clôtures très hautes et opaques. «C'est dommage, cela crée un sentiment de méfiance. Au lieu de s'approprier la ruelle, on envoie le message qu'on ne l'aime pas et qu'on ne veut pas tisser de liens avec ses voisins».