Mais avec sa gueule, son oeil vif, son calme, son goût manifeste pour la pêche et son amour des grands espaces, je savais qu'on était faits pour s'entendre. D'autant plus que lui aussi était un pêcheur solitaire.

Mais avec sa gueule, son oeil vif, son calme, son goût manifeste pour la pêche et son amour des grands espaces, je savais qu'on était faits pour s'entendre. D'autant plus que lui aussi était un pêcheur solitaire.

Depuis trois ans, Charlie se présente chaque été à l'ouverture du camp Falaise, sur la rivière du même nom, un des affluents à n'en plus finir du réservoir Caniapiscau. L'endroit, une des installations de la pourvoirie Club Montagnais, est situé à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Schefferville.

Charlie voyage toujours par ses propres moyens et il est habituellement accompagné de deux ou trois congénères, dont sa conjointe, un entourage plutôt discret. Mais pourquoi venir dans le Nord alors que les individus de son espèce affectionnent habituellement les bords de mer? À vrai dire, je n'ai jamais pu obtenir de réponse satisfaisante même si on s'est côtoyés quotidiennement durant une semaine. J'ai cru comprendre qu'il aimait la table de la pourvoirie et qu'il était grand amateur de truites fraîches.

Répandu en milieu marin dans tout l'hémisphère boréal, le goéland argenté affectionne aussi certains endroits isolés du nord québécois où il vit alors en petit groupe. (Photo: Louise Simard)

Charlie est un magnifique goéland argenté. Une de ses pattes palmées est déchirée entre deux doigts, ce qui le rend facilement reconnaissable de près. Les responsables du camp Falaise le connaissent bien. Ils se sont apprivoisés mutuellement même si chacun conserve ses distances. Mais pas tout le temps. Charlie peut passer des heures chaque jour, presque immobile sur le trottoir menant au camp principal. Parfois il s'installe sur le balcon donnant sur la cuisine, en attente d'un bout de pain, d'un biscuit ou encore de quelques restes de repas. Il va même cueillir la nourriture dans la main. Durant mon séjour, il est même entré dans le chalet qui sert de salle à manger, du moins sur une distance d'un mètre, afin de dénicher quelque chose à se mettre dans le bec.

Magnifique, je vous disais. Charlie a presque tout le plumage d'un blanc immaculé sauf le dessus des ailes qui sont grisâtres, et leur extrémité, de couleur noire. Son bec est jaune doté d'une grande tache rouge caractéristique près du bout de la mandibule inférieure. C'est sur cette tache que les petits au nid tapotent pour que maman ou papa ouvre le bec qui contient le repas du jour. Son oeil lui donne un aspect parfois inquiétant, sinon fâché: pupille noire, iris jaune cerclé de rouge. Ses pattes sont rosâtres.

Psychologiquement, on pourrait être tenté de le traiter de parasite. En réalité, il est un opportuniste qui sait profiter de toutes les occasions pour se nourrir, quitte même à voler la prise de son voisin s'il le faut. Charlie, lui, est dominateur. Nul autre de son groupe n'oserait tenter de se servir quand il se met à table. Et pas besoin de coup de bec pour se faire comprendre. Il suffit de quelques cris bien précis, comme nous avons été en mesure de le constater quand l'éviscération du poisson permettait à tout le groupe de manger.

Quand je pêchais près du camp, Charlie passait une partie de ses après-midi avec moi (du moins j'ai toujours eu l'impression que c'était lui), installé sur une grosse roche à m'observer.

Il a appris depuis un bon moment qu'un pêcheur qui se promène sur le bord d'une rivière est souvent synonyme d'un bon repas. À quelques reprises, il est venu à ma rencontre pour avaler une truite capturée à son intention, des poissons grassouillets d'une trentaine de centimètres de long, si gros parfois que je n'arrivais pas à croire qu'il pouvait les avaler d'un seul trait, si gros aussi que l'oiseau semblait avoir plus de difficulté à prendre son envol après son repas instantané.

À une autre occasion, lors d'une longue excursion, un de ses congénères mécontents de ne pas avoir été invités au repas de midi, nous a tout simplement volé un gros filet de poisson qui avait été déposé sur un caillou à quelques mètres de nous en attendant son passage dans la poêle. Cette familiarité ou cette audace sert bien le goéland argenté, qui, dans le Sud, il suit les marins depuis des millénaires. D'ailleurs, dans son ouvrage The Audubon Encyclopedia of North American Birds, John K. Terres mentionne que les goélands en général peuvent se montrer très familiers s'ils ne sont pas molestés et qu'ils attraperont volontiers au vol un morceau de pain lancé à leur intention. Il raconte le cas d'un goéland argenté qui a passé ses étés au même endroit durant 24 ans, sur la côte de la Nouvelle-Angleterre, où les gens le nourrissaient de poisson et de morceaux de porc bouilli.

Le lancer de l'oursin

Répandu dans tout l'hémisphère boréal, aussi bien en Amérique du Nord qu'en Europe et en Asie, le goéland argenté est habituellement un oiseau grégaire qui niche en colonies sur les côtes marines. Mais il sait s'adapter à la forêt boréale et aux régions nordiques puisqu'on en rencontre habituellement quelques spécimens sur la plupart des grands lacs intérieurs, même dans le Grand Nord québécois, notamment dans la région de l'Ungava.

À la fois prédateur, charognard et voleur (on parle alors de cleptoparasite), il a su s'adapter à une foule d'habitats et de situations. On le trouve en train de manger dans les dépotoirs, il suivra les bateaux en quête de déchets ou de morceaux de poisson, il capture petits poissons, mollusques crustacés, vers marins et étoiles de mer, chasse aussi des rongeurs, des insectes, des vers de terre, gobe des petits fruits ou des algues marines. Et si l'occasion se présente, il avalera des oeufs et de jeunes oiseaux marins, souvent même de sa propre espèce.

Il a aussi appris le «lancer de l'oursin», selon l'expression utilisée dans l'Atlas des oiseaux nicheurs du Québec, une pratique -qui n'a rien d'olympique- consistant à laisser tomber du haut des airs, sur le roc, le pavé ou sur un quai, des oursins, des mollusques ou des crustacées pour qu'ils se brisent, ou encore des oisillons pour mettre fin à leurs jours.

Le goéland niche habituellement au sol mais on l'a déjà vu, notamment dans les îles de Mingan, s'installer dans des conifères. Le couple, habituellement uni pour la vie, élève généralement deux à trois petits par année. Les cas d'hybridation avec d'autres espèces de goélands sont fréquents. Les oiseaux nordiques sont migrateurs, même si plusieurs milliers passent l'hiver dans l'estuaire du Saint-Laurent. Ceux qui apprécient le Sud peuvent se rendre aussi loin qu'aux Antilles, au Mexique et même au Panama.

La longévité moyenne du goéland argenté est de l'ordre de quatre à huit ans, mais certains spécimens ont atteint, en liberté, l'âge vénérable de 31 ans. Peut-être que mon ami Charlie s'établira dans le Sud quand l'âge lui pèsera. Le climat de la région de Schefferville n'est pas de tout repos. Alors que la canicule et la sécheresse sévissaient un peu partout dans le sud du Québec, au cours de cette première semaine d'août, au camp Falaise il a plu durant plusieurs jours (notamment de 9h à 21h sans répit au cours d'une journée) et un petit matin, le sol était recouvert d'une bonne... gelée.