La maison est située dans un quartier en vogue de Montréal. Ses fenêtres ont une forme étonnante et sa devanture est ornée de joyeux dessins peints à même la brique. Je me suis souvent demandé qui pouvait bien habiter un espace si singulier…

La bonne nouvelle, c’est que j’ai maintenant un prétexte pour le découvrir. Après tout, j’ai ce concept récurrent de chroniques dans lequel je me permets de sonner chez des inconnus pour apprendre l’histoire de leur demeure… Je ne fais donc que mon travail en me présentant devant cette porte.

Je cogne une fois. Deux fois. Trois fois.

Je repars.

Une dizaine de secondes plus tard, un « Hello ! » retentit au loin. Je me retourne, une tête blonde hirsute et souriante sort du cadre de porte.

« Salut ! Je m’appelle Rose-Aimée et je suis trop curieuse de savoir ce qui se cache dans votre maison… »

Eddy ne semble même pas trouver ma demande étrange. Il me fait simplement signe d’entrer.

* * *

Le rez-de-chaussée, couvert d’affiches parfois revendicatrices, parfois comiques, est impeccable. Le logement est chaleureux. C’est étrange comme description, mais je dirais qu’il est vivant et humble. On s’y sent immédiatement à l’aise.

« Depuis combien de temps habites-tu ici, Eddy ?

— Depuis novembre.

— Seul ?

— Non, on est huit, en tout.

— … Pardon ?

Eddy m’apprend que la maison de trois niveaux est occupée par huit adultes qui se partagent autant de chambres et trois salles de bains. S’il vient d’obtenir son diplôme en arts, la majorité de ses colocataires sont toujours aux études, et ce, dans des domaines aussi variés que la musique, la dramathérapie, les sciences politiques et l’environnement. Ils et elles sont nés au Maroc, au Bangladesh, en Chine, en Colombie, au Canada aussi…

La personne qui occupe les lieux depuis le plus longtemps a emménagé il y a quatre ans. Elle a vu défiler une trentaine de colocataires dont l’âge variait de 20 à 45 ans…

En fait, tant de gens ont laissé leurs traces entre ces murs qu’Eddy ignore à qui ont jadis appartenu à peu près tous les meubles qui se trouvent chez lui.

« Même le beau piano ?

— Même le beau piano. »

J’ai cogné à la porte d’une commune moderne !

Une tonne de questions me viennent en tête, mais elles se résument pas mal toutes à : « Ayoye, comment ça fonctionne ? »

Eddy me pointe une ardoise sur laquelle sont indiquées toutes les tâches ménagères à effectuer et les personnes qui en sont responsables. L’organisation et la communication sont primordiales pour assurer la propreté d’un lieu si fréquenté !

Un dimanche sur deux, les colocataires se réunissent pour faire le point : y a-t-il des dossiers à régler ? Des projets à mettre en œuvre ? Des activités à organiser ?

Chacun gère son alimentation, mais le mercredi, deux colocataires cuisinent pour le reste de la bande. Les plats doivent être végétaliens (question de plaire à tous) ; or, la cuisson de viande est permise le reste du temps. Les factures sont séparées équitablement et les amis, bienvenus. En fait, les uniques règles sont relatives aux valeurs de la maison : ici, on ne tolère pas l’oppression, le racisme ou l’homophobie.

Quand je lui demande les défis inhérents à un mode de vie communautaire, Eddy n’arrive pas à en nommer un seul. Par contre, une panoplie d’avantages lui viennent en tête : le soutien des autres ; les activités de groupe ; la mise en commun des ressources, comme le partage d’une même voiture, etc.

Parlant d’activités, je remarque qu’une boîte de jeu Twister est posée sur la table à café…

« Vous jouez souvent ?

— Hum, pas tant, me répond Eddy en riant. Notre activité préférée, c’est danser dans le salon. Sinon, une de nos colocataires vient d’acheter un microphone de karaoké, alors on l’utilise pas mal ces temps-ci ! »

J’entends du bruit dans les escaliers. Une jeune femme s’arrête entre deux marches par peur de nous déranger. Je me présente.

« Comme c’est drôle que tu aies décidé de cogner chez nous ! »

Adrita habite ici depuis septembre. Elle a dégoté sa chambre grâce à un groupe voué à l’hébergement de personnes queer, sur Facebook.

Tous les colocataires sont de la communauté LGBTQIA2+. D’ailleurs, ils ont récemment été victimes d’un choquant crime haineux… Quelqu’un a peint « Kill black people and the gays » (« Tuez les personnes noires et les gais ») sur la devanture de l’immeuble. Quatre fois.

Ces phrases ignobles sont maintenant cachées par de la peinture foncée. Les comparses espèrent les couvrir d’une œuvre plus lumineuse en engageant bientôt quelqu’un qui peindra une grande murale.

Cette violence me bouleverse. Tout ce que je trouve à dire, c’est que je suis désolée.

« C’était terrifiant, poursuit Adrita. J’ai eu peur de sortir seule pendant des jours ! Je me demandais si la personne qui avait fait ça nous avait visés directement, voire si elle nous épiait. Finalement, elle a écrit ça à plusieurs endroits sur la rue, mais j’ai l’impression que nos drapeaux Black Lives Matter ont fait de nous une cible particulière. »

D’ailleurs, les effets psychologiques de cet acte répréhensible se font toujours sentir. Adrita me demande s’il serait possible de taire tout indice qui permettrait d’identifier sa demeure. Évidemment, j’accepte de préserver l’anonymat de son doux repaire.

J’admire le courage, le mode de vie atypique et la solidarité de ce foyer. J’ai l’impression que je ne saurais pas vivre si paisiblement en groupe… « On nous dit souvent ça, me répond en riant Eddy. Pourtant, ce n’est vraiment pas si compliqué ! »

Adrita ajoute que la magie opère, tout simplement : « Ce que je trouve intéressant, c’est que nous n’étions pas des amis, au départ. Tout ce qui nous rassemble, à la base, c’est un système de valeurs : on ne veut pas d’une hiérarchie et on est orientés vers la résolution de conflits. Je crois que c’est sain, chez nous. »

Elle prend un instant pour réfléchir et conclut : « En fait, je crois qu’on s’aime beaucoup. »