Les rues ont leur mémoire.

Elles voient des personnages défiler, des familles s’installer, des amours s’essouffler. Elles voient des commerces ouvrir et mettre la clef sous la porte. Des communautés prendre forme, des modes évoluer. Plusieurs ont connu les chevaux avant les voitures, les BIXI et les mini-Segway (je ne m’habituerai jamais aux mini-Segway). La majorité d’entre elles ont eu plusieurs vies… Et certains veulent en découvrir les moindres secrets.

Parmi eux, Karim Larose.

Le professeur de littérature s’est récemment lancé dans une ambitieuse aventure, en collaboration avec le Centre de recherche en art et engagement social Artenso. Vous avez des photos ou des récits relatifs à la rue Saint-Hubert, à Montréal ? Il aimerait vous entendre…

C’est qu’il planche sur un projet numérique, La Main du Nord, qui décortiquera l’histoire de cette artère importante du quartier La Petite-Patrie. « La rue Saint-Hubert, dans le quartier, c’est la rue de la “médiation”, m’explique Karim Larose. Tout le monde y est passé. Tout le monde y a eu des rêves et des pleurs. »

Pour l’instant, l’heure est donc à la cueillette d’images et de souvenirs. Et il faut dire que Karim Larose a une impressionnante communauté pour le nourrir…

En avril 2020, le professeur a eu l’idée d’occuper son confinement en rassemblant quelques dizaines d’images d’archives du quartier La Petite-Patrie sur sa page Facebook. Surprise ; l’album a été partagé plus de 3000 fois !

  • Le jeune Magnus Poirier, devant une voiture tirée par un poney au 96, rue Saint-Zotique, vers 1907. La famille Magnus Poirier, entreprise de la Petite-Patrie qui fêtera l’an prochain ses 100 ans, a remis cette photo.

    PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE MAGNUS POIRIER

    Le jeune Magnus Poirier, devant une voiture tirée par un poney au 96, rue Saint-Zotique, vers 1907. La famille Magnus Poirier, entreprise de la Petite-Patrie qui fêtera l’an prochain ses 100 ans, a remis cette photo.

  • Couturières de la manufacture de vêtements Laniel, au 7542, rue Saint-Hubert, en 1941

    PHOTO CONRAD POIRIER, FOURNIE PAR BANQ

    Couturières de la manufacture de vêtements Laniel, au 7542, rue Saint-Hubert, en 1941

  • Rare photo de la carrière Villeray, en 1923 (emplacement actuel du parc Villeray)

    PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE LAURIER CHARLEBOIS

    Rare photo de la carrière Villeray, en 1923 (emplacement actuel du parc Villeray)

  • Première construction de trottoirs devant le 7585, rue Berri, sans doute en 1922

    PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE SYLVAIN ANCIAUX

    Première construction de trottoirs devant le 7585, rue Berri, sans doute en 1922

  • La plus ancienne photo du parc Jarry, vers 1919-1921 (avant même la création du parc, en fait)

    PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE ERNEST MANZO

    La plus ancienne photo du parc Jarry, vers 1919-1921 (avant même la création du parc, en fait)

  • Partie de baseball au parc De Normanville, en 1971

    PHOTO RÉAL FILION, FOURNIE PAR CCDMD

    Partie de baseball au parc De Normanville, en 1971

  • Albert Gagnon, faisant un peu d'acrobatie au parc Jarry, en 1930

    PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE ALBERT GAGNON

    Albert Gagnon, faisant un peu d'acrobatie au parc Jarry, en 1930

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« J’ai eu l’impression que ça comblait un vide, que ça ouvrait un type d’espace de dialogue qui existait trop peu, se rappelle-t-il.

Ces archives résonnaient chez d’anciens habitants du quartier, qui reconnaissaient les lieux et en racontaient l’histoire. En fait, ce projet s’est transformé très rapidement en exercice d’écoute de ces paroles, récits, affects et trajectoires.

Karim Larose, à l'origine du projet La Main du Nord et du groupe Facebook Mémoires de Petite-Patrie, Villeray et la Petite-Italie

Karim Larose a donc commencé à réfléchir à un espace où il pourrait poser des questions aux résidants du quartier, présents comme passés. Il a fini par créer un groupe, toujours sur Facebook, Mémoires de Petite-Patrie, Villeray et la Petite-Italie.

Consultez la page du groupe Facebook

« Je parle du quartier au singulier parce qu’historiquement, Villeray, la Petite Italie et La Petite-Patrie font partie du même ensemble, au nord de Des Carrières et au sud de Crémazie », précise le professeur avant d’ajouter qu’en un an et demi, le groupe a attiré 10 000 membres.

J’en suis, d’ailleurs ! Même si je ne réside pas dans le coin… La vérité, c’est que je suis fascinée par ce que j’y découvre. Il y a quelque chose d’infiniment touchant dans cette rencontre entre l’histoire et les émotions. Difficile de rester insensible devant l’intimité que dévoilent les membres lorsqu’ils nous exposent les dessous de leur ancienne maison, voire de leur ancienne vie.

C’était justement l’objectif premier du projet : permettre aux citoyens et citoyennes de se raconter, en temps de pandémie. Évidemment, il y avait aussi une envie de connaître l’évolution du quartier ; un savoir généré de manière collaborative, insiste Karim Larose… « Les mécaniciens du groupe identifient les modèles de voitures pour dater les photos, par exemple, et d’anciens fonctionnaires de la Ville de Montréal nous parlent du développement du tramway et du trolleybus à Montréal. »

J’admire le souci de médiation qu’on peut deviner derrière chaque interaction dans le groupe, cette conversation entre historiens et « témoins du passé », comme le dit Karim. Entre différentes générations, aussi…

« Le groupe est très divers, mais il rassemble notamment beaucoup d’aînés qui participent aux discussions, proposent des photos d’archives, racontent leur histoire familiale, transmettent leur savoir. »

Nous avons beaucoup de travail à faire pour créer une société qui donne une place aux aînés qui n’est ni paternaliste ni infantilisante, mais qui mise sur la dignité et la qualité du dialogue que nous avons avec eux.

Karim Larose

Certains de ces témoignages ont particulièrement marqué le professeur, d’ailleurs. Il me parle de confidences sur la façon dont on élevait jadis les enfants ; le rapport à l’alcool, dans le quartier ; la pauvreté, aussi.

« Je me souviens de cette dame me racontant que parfois, à la fin de sa journée de travail, son père pleurait », glisse Karim Larose.

Il me cite également « un avortement au bain de moutarde, survenu dans les années 1930, les abus dans des institutions sous la garde du clergé, l’expérience des terrains vagues dans le nord de Villeray, la force de ces générations de femmes, le bénévolat paroissial et le travail ouvrier dans le quartier »…

Malgré la dureté de certains souvenirs, ce que je trouve magnifique, c’est que cette mémoire est d’une réelle utilité. Bien au-delà de la nostalgie, elle s’inscrit dans notre présent. Selon Karim Larose, notre regard change lorsqu’on sait qu’à un jet de pierre de notre maison a jadis existé un orphelinat, une manufacture ou une entreprise de soda.

« Ce tissu social, disparu ou menacé, a été et est important : il nous rappelle que la société dans laquelle nous vivons est une construction et que nous avons notre mot à dire dans cette construction. Pour l’amener là où nous le voulons. »

Rien n’est vraiment figé dans le temps.

Pas même nos maisons, nos souvenirs ou nos lendemains.

Si vous souhaitez contribuer à la banque d’images et de souvenirs relatifs au quartier (qui en contient environ 12 000 !) ou encore faire partager un récit au sujet de la rue Saint-Hubert, contactez Karim Larose.

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