Des luttes parfois féroces ont eu lieu à partir du milieu des années 60 pour protéger de la démolition les vieilles maisons victoriennes de pierre grise, si typiques de Montréal, disaient alors avec raison leurs défenseurs.

Curieux retournement de l'histoire, les oeuvres architecturales de cette époque pas si lointaine se retrouvent aujourd'hui dans la situation des maisons de pierre grise: elles ont souvent besoin d'interventions majeures de remise aux normes, et les fonctions qui avaient présidé à leur conception ont changé, quand elles n'ont pas tout simplement disparu. Ces immeubles constituent le patrimoine moderne menacé de notre ville.

 

On comprendra mieux avec un exemple récent: l'ancien édifice du journal The Gazette, rue Saint-Antoine. Cet ensemble d'immeubles est complété par deux édifices de pierre qui ont leur façade principale rue Saint-Jacques; il a été occupé par des journaux depuis la Première Guerre mondiale. Avant The Gazette, le Montreal Star y a grandi jusqu'à devenir le plus important quotidien anglophone au pays.

L'édifice de la rue Saint-Antoine est l'une des dernières oeuvres de l'agence d'architectes Barott, Marshall, Merrett et Barott, dont on trouve des réalisations dans tout le bâti public de Montréal. Il est typique des édifices de presse du milieu du siècle, qui intégraient toutes les fonctions d'un grand quotidien moderne sous le même toit. L'édifice faisait une large place aux presses rotatives, dans un demi-sous-sol haut comme une cathédrale dont les larges vitrines permettaient d'observer le spectacle quotidien de l'impression du journal.

Quand la Ville de Montréal a acquis cet édifice, en 2003, dans le but de lui trouver une nouvelle occupation à la suite du départ du quotidien anglophone, elle a fait une évaluation de ses qualités patrimoniales. L'un des éléments qui furent mis en évidence dans l'étude, c'est justement cette salle des presses, qui était au coeur même et à la base du design de ce bâtiment industriel. Si on voulait vraiment conserver la trace historique de l'immeuble, il fallait préserver cet espace très spécifique qui le définissait littéralement, tout autant que son parement de briques vernissées vertes et blanches assemblées en damier.

Mais dans ce dossier, les exigences patrimoniales de la Ville ont porté essentiellement sur la façade de la rue Saint-Antoine: il fallait protéger la ligne des bâtiments. On a laissé tomber la salle des presses, ce qui a permis aux recycleurs de l'édifice de la recouvrir d'une dalle de béton et de la transformer en garage souterrain. Maintenant, les automobiles entrent dans l'immeuble par deux ouvertures pratiquées dans les panneaux vitrés. C'est évidemment pratique: les clients de l'hôtel ont accès à un grand débarcadère protégé des intempéries, une rareté pour les hôtels du centre-ville. Mais c'est aussi une modalité qui correspond davantage aux diktats passés de l'automobile qu'aux exigences contemporaines de la vie urbaine.

Au final, le bilan patrimonial de l'opération est le suivant: on a réutilisé la solide structure de béton et d'acier du bâtiment pour aménager un hôtel; on a préservé l'apparence extérieure de l'édifice intégré dans le décor de la rue; on a sauvé une oeuvre très sixties de l'artiste Mousseau qu'on a oublié de resituer dans son contexte; et on a donné au restaurant de l'hôtel le nom de «Gazette».

Mais personne, dorénavant, ne pourra lire dans ce bâtiment qu'il a été au coeur de la vie culturelle, politique, économique du Montréal anglophone pendant le demi-siècle qui s'est terminé avec les années 2000.