Un an plus tard, comment la façon dont nous (re)pensons nos espaces de vie a-t-elle été influencée par notre mode de vie pandémique ? Esquisses de réponses avec la présidente de l’Association professionnelle des designers d’intérieur du Québec (APDIQ) et le président de l’Ordre des architectes du Québec (OAQ). Deux maîtres mots : apaisement et flexibilité.

Ce n’est un secret pour personne et nous l’avons rappelé maintes fois dans nos colonnes : les Québécois se sont tournés vers leur intérieur, soudainement nez à nez avec des pièces dont ils retardaient la réfection. Cette situation, couplée à un budget qui a voyagé depuis la case « vacances » vers la case « maison », a provoqué un grand sursaut, qui ne cantonne pas à l’aménagement de son télébureau.

Un exemple ? Marie-Christine Dubé, présidente de l’APDIQ, a observé une accélération de certaines tendances, comme celle liée à la concoction des espaces culinaires.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Les cuisines se veulent de plus en plus pratiques et multifonctionnelles, d’autant plus que leur raison d’être outrepasse celle de la préparation des repas : on s’en sert pour prendre un verre, discuter et, de plus en plus depuis 2020, travailler. Prises d’électricité ou USB, nombreux sièges et grand espace de travail font plus que jamais partie du tableau.

« On a vu apparaître une demande pour des cuisines vraiment pratiques, ergonomiques, avec des rangements maximisés, avec des tiroirs coulissants à la place d’armoires », dit-elle, précisant que ce penchant avait déjà été anticipé, en raison du vieillissement de la population. Une cuisine devenue un pôle de vie, et parfois de travail. « On ne parle plus de « cuisiner », mais d’« expérience culinaire » dans un espace convivial, avec un îlot, des bancs, des prises pour brancher la tablette facilement », évoque-t-elle, tenant à préciser au passage que les designers sont trop souvent perçus comme des « décoratrices » ou « décorateurs », alors que leur rôle consiste à « repenser un intérieur en fonction de la personne qui l’habite ».

Autre aspect : la biophilie (attrait pour le vivant et les matériaux naturels), qui s’était déjà enracinée sur nos paliers, y a indéniablement poussé et fleuri.

La pandémie a accéléré les choses. Avant, quand je parlais de mini-sphère ou de coin jardin dans la cuisine, les gens doutaient un peu. Là, c’est immédiatement perçu comme une bonne idée.

Marie-Christine Dubé, présidente de l’Association professionnelle des designers d’intérieur du Québec (APDIQ)

Le réconfort est aussi couru, on se gâte avec des aménagements inusités – Mme Dubé prend pour exemple le choix de certains pour de vieux frigos vintage, qui est économiquement et énergétiquement peu rationnel, mais rafraîchissant sur le plan du bien-être.

Côté coloris, elle note l’apparition de tendances apaisantes, soulignant qu’une inflexion similaire avait été observée après les attentats du 11-Septembre ; les habitats s’étant alors drapés de couleurs « pacifiques », blanc et gris pâle, alors que les tons qui auraient dû s’imposer à l’époque ne voguaient pas du tout dans cette direction. « En ce moment, on voit exactement la même tendance, avec des couleurs douces, un peu laiteuses, versées vers la nature : portes d’armoire de teinte sauge ou nuage bleu, des couleurs terre moins du genre terra-cota, mais évoquant plutôt les racines, le fond de terre, des blancs laiteux comme… le lait ! Comme si on voulait apaiser et guérir l’âme… », note la designer d’intérieur.

Souplesse et imprévus

Si nos intérieurs se sont assouplis face à la pandémie, qu’en est-il du côté de l’architecture ? Aux yeux de Pierre Corriveau, président de l’Ordre des architectes du Québec (OAQ), il est un peu tôt pour parler d’une influence concrète. Mais, chose certaine, après avoir mis à nu la fracture sociale entre classes aisées et mal logées, elle pèse sur les réflexions actuelles en matière de bâti. Et celles-ci devraient fixer un horizon allant au-delà de la présente épidémie, tenant compte d’éventuelles futures crises ou situations de toute nature. En un mot, M. Corriveau souhaiterait que les plans de demain « prévoient l’imprévisible ». La clé pour ouvrir cette porte paradoxale ? La flexibilité.

On conçoit nos espaces en fonction d’un schème d’usage donné, mais on ne prévoit pas suffisamment l’imprévisible. Il ne faut pas prendre la pandémie actuelle et dire : « Voici la nouvelle façon dont on doit vivre », parce qu’on ne sait pas de quoi sera fait demain. Si les espaces sont flexibles, adaptables, ils peuvent répondre à toutes sortes de situations non prévues, ne serait-ce qu’un enfant supplémentaire…

Pierre Corriveau, président de l’Ordre des architectes du Québec (OAQ)

Les moyens : des pièces un peu plus spacieuses, pour pouvoir par exemple transformer une chambre en bureau, et même, si les finances le permettent, une pièce supplémentaire sans vocation initiale. Le président de l’OAQ reconnaît toutefois que cet idéal peut être difficile à atteindre pour les moins nantis, surtout lorsqu’on voit les prix de l’immobilier atteindre des pics inédits.

PHOTO BULGAC, GETTY IMAGES

Pour le président de l’OAQ, l’avenir réside dans des pièces plus spacieuses et adaptables : une chambre qui se transforme en bureau, ou vice-versa.

« Oui, on a conscience que cela pose une contrainte économique. Les plus fortunés sont capables aujourd’hui d’avoir cette adaptabilité, et si on veut la créer pour tous, les enjeux sont considérables. Mais si l’on se dit que, collectivement, tous devraient y avoir droit, ce ne sont pas les 10 m2 supplémentaires qui feront dépasser largement les coûts », nuance-t-il.

D’autre part, il souligne que ce n’est pas qu’une simple question d’argent, mais aussi de choix éclairés, pointant les cas où l’on investit « dans de l’esbroufe au lieu de miser sur des choses fondamentales, comme la fonctionnalité, l’espace ou la flexibilité ».

« C’est difficile de vous dire quelle sera la solution qui sortira de tout ça. J’ai plutôt l’impression que l’on va expérimenter plusieurs solutions dans les prochains mois et années, jusqu’à aboutir à un schème plus récurrent, qui aura démontré sa flexibilité », conclut-il.