Les éléments patrimoniaux des façades des immeubles sont de mieux en mieux protégés par les municipalités et les arrondissements. Mais pas ceux qui se trouvent à l’intérieur. Or, une simple rénovation peut effacer d’un coup tout le cachet d’une propriété… même si certains composants valent parfois une fortune. Un récent exemple à Montréal a beaucoup fait réagir.

C’est l’histoire d’une propriété centenaire située rue Saint-Urbain, dans le Plateau Mont-Royal, qui avait gardé toutes ses moulures, rosaces, cimaises, sans parler d’un manteau de foyer à colonnes et d’un buffet encastré. Vendue 395 000 $ en février 2022, elle est de retour sur le marché, entièrement rénovée, à 790 000 $. Or, l’essentiel des éléments décoratifs d’époque a disparu pour faire place à des murs blancs et lisses.

L’ancien journaliste Philippe Orfali a reconnu la propriété sur Centris, puis retrouvé l’annonce de la première mise en vente. Sur Twitter, il a publié quatre photos montrant deux pièces, la chambre principale et le salon, avant et après les rénovations. Les réactions ne se sont pas fait attendre.

IMAGE TIRÉE DE TWITTER

Tweet de l’ancien journaliste Philippe Orfali

« Un autre flip cheap. Quel gâchis ! », a écrit Marie Plourde, conseillère de ville du district Mile End.

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« C’est une grosse perte de patrimoine, c’est clair », estime en entrevue Stéphane Lessard, président de JG Lessard et Fils, un entrepreneur général qui effectue des travaux de restauration de bâtiments anciens à Montréal.

  • AVANT LES TRAVAUX
Le salon, avec son buffet encastré

    PHOTO FOURNIE PAR LE COURTIER GONZALO NÚÑEZ

    AVANT LES TRAVAUX
    Le salon, avec son buffet encastré

  • APRÈS LES TRAVAUX
Le salon. En plus du buffet, les cimaises sur les murs ont disparu.

    PHOTO TIRÉE DE CENTRIS

    APRÈS LES TRAVAUX
    Le salon. En plus du buffet, les cimaises sur les murs ont disparu.

  • AVANT LES TRAVAUX
La chambre principale, avec le manteau de foyer à colonnes

    PHOTO FOURNIE PAR LE COURTIER GONZALO NÚÑEZ

    AVANT LES TRAVAUX
    La chambre principale, avec le manteau de foyer à colonnes

  • APRÈS LES TRAVAUX
La chambre principale. Le foyer n’est plus là. Le plafond a aussi été abaissé.

    PHOTO TIRÉE DE CENTRIS

    APRÈS LES TRAVAUX
    La chambre principale. Le foyer n’est plus là. Le plafond a aussi été abaissé.

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Quant à moi, c’est un flip raté. Ça se répare, les murs et les moulures, tout se répare, mais ici, tout a été remplacé. Puis, rapetisser par le haut [en abaissant le plafond], c’est une catastrophe !

Stéphane Lessard, président de JG Lessard et Fils

Qu’ils les trouvent à leur goût ou pas, trop de gens connaissent mal la valeur des éléments décoratifs d’origine dans les constructions anciennes, estime encore M. Lessard. « Le foyer qui a été enlevé, aujourd’hui, ça vaut une fortune, dit-il. Personne ne sera jamais en mesure de remettre ça en état. »

Les actuels copropriétaires ont préféré ne pas commenter l’affaire.

Coûteuse destruction

Bien sûr, une moulure en bois massif faite sur mesure coûte beaucoup plus cher que son équivalent en MDF vendu dans un magasin de rénovation. « Mais des fois, c’est moins cher de travailler avec des artisans pour restaurer des éléments d’origine que de tout arracher », croit Taïka Baillargeon, directrice adjointe des politiques à Héritage Montréal.

Ces artisans sont parfois difficiles à dénicher, reconnaît Mme Baillargeon, mais elle constate un regain d’intérêt pour les savoir-faire traditionnels, avec une formation au cégep du Vieux Montréal, notamment.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Taïka Baillargeon, directrice adjointe des politiques à Héritage Montréal

« C’est sûr qu’on ne peut pas tout garder », ajoute celle qui se dit attristée par les rénovations malheureuses. « Mais si on perd tout – et il reste peu d’intérieurs d’origine –, on perd beaucoup de connaissances, par exemple sur la façon dont on habitait les maisons à l’époque de leur construction. »

Informer les propriétaires de la véritable valeur de leurs acquisitions aiderait certainement à préserver le patrimoine intérieur, croit Taïka Baillargeon, directrice adjointe des politiques à Héritage Montréal.

Encourager, pas obliger

« On ne peut pas blâmer des gens qui n’ont pas été sensibilisés, renchérit Marie Plourde, au téléphone. L’exemple de la rue Saint-Urbain, c’est l’aboutissement de décennies de désintérêt face au patrimoine. »

L’élue critique aussi la culture du flip et ses promesses d’argent facile, promue par la multitude d’émissions de télé qui encouragent les rénovations quelconques en série.

L’arrondissement du Plateau-Mont-Royal est l’un des plus stricts en matière de protection du patrimoine extérieur. Il peut forcer certains propriétaires à restaurer des éléments disparus, comme des corniches. Devrait-il le faire aussi pour l’intérieur ?

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Marie Plourde, conseillère de ville du district Mile End

Pas question d’adopter un règlement aussi contraignant, répond Marie Plourde. « Ce n’est pas à la force du couteau qu’on va imposer ça », dit-elle.

Il existe d’autres moyens d’agir. Une municipalité peut ainsi accorder un statut de bien patrimonial à une propriété pour en préserver aussi l’intérieur. Mais... « ce serait un immense chantier que de procéder à l’inventaire de tout ce qui doit être protégé », observe Marie Plourde.

L’élue préfère que l’arrondissement accompagne les propriétaires, en les aidant par exemple à mettre la main sur les subventions offertes par la ville-centre, qui proviennent d’une enveloppe de Québec.

Marie Plourde aimerait aussi encourager fortement la revalorisation des éléments patrimoniaux et des matériaux de construction, qui se retrouvent trop souvent aux ordures à la suite de travaux. « On regarde encore comment ça pourrait se faire, à l’arrondissement, mais ce serait un premier jalon. »

Mieux rénover les intérieurs patrimoniaux permettrait de réduire le gaspillage, croit aussi la porte-parole d’Héritage Montréal. « On ne peut plus démolir et construire comme on l’a fait pendant des années, c’est beaucoup trop polluant », croit Taïka Baillargeon.