Quelque cinq décennies après l'essor des coopératives d'habitation au Québec, le mouvement est structuré, solide et financièrement viable. Certains experts croient toutefois que la nouvelle génération de membres doit renouveler le concept, afin de poursuivre sa croissance.

D'une génération à l'autre

En 1983, Jacques Côté a fondé une coopérative d'habitation avec des amis en Estrie. Dans un contexte où le marché de l'emploi était difficile et les taux d'intérêt étaient très élevés, il souhaitait créer une option de logement moins chère, de qualité et sur laquelle il aurait plus de contrôle.

«On terminait nos études, on n'avait pas beaucoup de sous, mais on avait du temps, se souvient-il. On s'est pris en main et on a créé une petite oasis qui nous appartenait.»

Il précise toutefois que ce n'était pas une commune ni un prétexte pour faire le party. «C'était la vie de tous les jours dans un immeuble, mais avec un anonymat inexistant. Les voisins, on les choisissait et on leur ouvrait nos portes. La coop offrait un aspect communautaire et sécuritaire. J'ai vécu des années sans barrer mes portes.»

Au-delà des loyers à prix plus accessibles, Jacques Côté appréciait la qualité de vie de la coop. «L'entretien de l'immeuble oblige les membres à se parler et à accomplir des tâches ensemble, dit-il. Il faut avoir un but commun. Les gens qui veulent seulement payer moins cher ne restent pas longtemps.»

Il a quitté l'endroit en 1991 parce que sa famille, qui habitait déjà le logement le plus spacieux, avait besoin de plus d'espace. Néanmoins, son implication dans le mouvement coopératif demeure entier: il est directeur de la Coop des Cantons depuis 27 ans et président de la Confédération québécoise des coopératives d'habitation (CQCH).

Il a donc été témoin de l'évolution du mouvement, qui compte aujourd'hui 3500 adresses de ménages coopératifs.

«Les coops ont pris leur envol de façon définitive à la fin des années 70, quand le gouvernement du Canada a introduit un programme de subventions d'aide à l'acquisition d'immeubles. Depuis, elles sont en croissance constante.»

Pas comme en Europe

Alors que les coopératives représentent 1% des habitations au Canada, et jusqu'à 4% ou 5% dans certains secteurs du Québec, elles occupent environ 25 % du parc immobilier dans certains pays européens. «En Allemagne, près de 25% de la population vit en coopérative, illustre M. Côté. Comme le prix des terrains était faramineux, l'État est intervenu en soutenant le mouvement coopératif.»

Il ne faudrait toutefois pas dénigrer le mouvement québécois, selon le spécialiste en organisations coopératives, Michel Lafleur. «Le secteur d'habitations coopératives est le plus sous-estimé des coops au Québec, si on le compare aux caisses populaires et aux coopératives agricoles, explique le professeur à l'École de gestion de l'Université de Sherbrooke. Elles ont causé une révolution!»

Évolution de la clientèle

Les premières cohortes de membres étaient principalement motivées par les loyers à faibles coûts. «Historiquement, les personnes à très faibles revenus occupaient beaucoup de place dans les coops, révèle M. Lafleur. Par ailleurs, 32% des membres possédaient un diplôme collégial ou universitaire, en 1987. Maintenant, ils sont 61%, et leurs revenus ont augmenté.»

En effet, le revenu moyen des membres était de 31 800 $ par habitant en 2016, selon la CQCH. «Il y a 20 ans, les jeunes familles, souvent monoparentales, étaient notre clientèle type, précise M. Côté. Plus ça va, plus on voit des personnes de 55-60 ans qui veulent baisser leur train de vie, qui vendent leur maison et qui voient la communauté de la coopérative comme un avantage. Le vivre-ensemble est désormais un argument plus fort.»

La transition de locatif à coopératif

La Coop des Cantons possède 53 petits immeubles totalisant 300 logements. Depuis 1975, elle a fait croître son parc immobilier en faisant plusieurs acquisitions. «Les gens de la coop repèrent des immeubles, on approche les propriétaires, on explique aux locataires comment fonctionnent les coops et on s'assure d'un minimum d'adhésion au projet avant d'acheter», explique son directeur.

Si la majorité des locataires refuse la proposition, l'achat n'aura pas lieu. Cependant, si un seul locataire d'un immeuble de 10 logements n'est pas intéressé, l'acquisition sera probablement réalisée quand même. «Cette personne demeurera locataire et son nouveau propriétaire deviendra la coop, souligne M. Côté. Ses droits demeureront intacts face aux lois de la Régie du logement. La coop devra se comporter en bon propriétaire. Mais, avec le temps, les gens qui ne veulent pas s'investir dans l'immeuble finissent par partir.»

Soutien gouvernemental

Si un élément n'a pas évolué pour le mieux avec les années, c'est le temps nécessaire au gouvernement pour accorder des subventions aux coopératives. «Récemment, on a acheté un édifice très rapidement avec nos fonds, explique Jacques Côté. Ensuite, quand on a présenté le projet au gouvernement pour rénover, ça a pris trois ans!»

Il faut dire que l'enveloppe budgétaire pour l'aide au logement a été partiellement réduite. «Les coopératives ont vu les programmes qui les ont aidées à naître diminuer, dit Michel Lafleur. Dans le domaine communautaire, l'État investit davantage pour les itinérants et les personnes beaucoup plus vulnérables.»

Fonctionnement interne

Quand une coop est créée, un conseil d'administration est mis en place, des comités sont formés, un budget est fixé et le coût des loyers est établi. «Chaque immeuble doit s'autosuffire, souligne M. Côté. Donc, on additionne les taxes, les frais de chauffage et d'entretien, et les dépenses reliées à l'immeuble. Ensuite, on fixe le prix des loyers en fonction de leurs dimensions.» Les loyers ne sont pas établis en fonction du salaire des membres, même si certains d'entre eux bénéficient d'aide gouvernementale en fonction de leurs revenus.

Un partage des tâches est également prévu: du nettoyage des cages d'escalier aux corvées saisonnières, en passant par la sélection des futurs résidants et l'organisation de la vie sociale, tout est géré par les membres. Mais qu'en est-il des résidants qui ne veulent plus participer? «Je compare ça à une relation de couple: on ne met pas son conjoint dehors à la première chose qui ne fait pas notre affaire, dit Jacques Côté. Les gens choisissent de vivre en coopérative. On n'oblige personne. Ce sont des choix à assumer. Si quelqu'un ne participe plus par choix, il y aura des sanctions.»

À la Coop des Cantons, à la signature du bail, il est établi que les tâches et les obligations donnent droit à une diminution du loyer. Ainsi, si un membre ne respecte pas le contrat qu'il a signé, le rabais disparaît et il redevient simple locataire, sans les bénéfices des membres. «C'est peu fréquent, mais le processus est très encadré, affirme M. Côté. On ne peut pas exclure quelqu'un sur un coup de tête.»

L'avenir coopératif

En 2018, Michel Lafleur juge que le mouvement est arrivé à maturité. «Le rêve initial était d'offrir une alternative en habitation à un meilleur prix. Depuis 50 ans, à force d'huile de bras, tout le monde a réussi à bâtir quelque chose de très solide.»

La génération actuelle bénéficie donc d'un parc immobilier important et de très bons prix. Toutefois, elle n'a pas intérêt à s'asseoir sur ses acquis, selon le professeur. «Si la mission d'une coop se résume à fournir des loyers à bas prix, je trouve qu'elle n'exploite pas complètement la formule coopérative.»

Il lui suggère de se donner un projet commun, comme agrandir sa coop, acheter un autre édifice ou carrément créer des quartiers coopératifs dont les résidants partageraient des services. «Ils peuvent aussi adapter la formule coopérative et donner accès à la plus-value de l'immeuble aux membres, qui sont en fait des copropriétaires.»

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Vivre sous le signe de la coopération

Deux éléments sont essentiels à la vie en coop: le désir d'implication et le sens de la communauté. Chaque année, les membres doivent assister à de nombreuses réunions, faire partie de comités, partager les tâches et participer aux activités sociales. Une coop de l'arrondissement Ville-Marie, à Montréal, a accepté de présenter son fonctionnement.

Qui fait quoi?

Les 56 membres de la coop doivent participer à environ quatre assemblées par an, afin de déterminer le prix des loyers (selon la surface et l'emplacement) et les politiques internes. Ils doivent aussi faire partie des différents comités: finances, paiement des loyers, entretien, bon voisinage (arbitrage de conflits, organisation d'activités récréatives), développement durable et sélection des membres. «La sélection des membres est cruciale, car une fois qu'une personne est admise, c'est très difficile de s'en départir, à moins qu'elle soit très fautive», explique Denis Plante, membre depuis la fondation de la coopérative, il y a 13 ans.

Fête des voisins

Début juin, une fête extérieure sera organisée dans la cour intérieure, avec des chapiteaux, des barbecues, du karaoké et des performances offertes par les membres plus artistiques. «C'est l'occasion de créer des contacts avec tout le monde, dont les nouveaux», explique Audrey Brossard, membre du comité du bon voisinage. Purement social, l'événement est néanmoins nécessaire. «La fête permet qu'on ne soit pas toujours en train de faire des réunions et de régler des conflits», explique Nathalie-France Forest, elle aussi membre du comité. «On veut triper ensemble et développer de beaux liens», ajoute Mme Brossard.

Corvées

La structure dans laquelle se trouvent les 51 logements nécessite un entretien régulier et beaucoup d'amour. C'est pourquoi les résidants se réunissent deux fois par an, en octobre et en mai, afin de s'acquitter des différentes corvées: terrassement, désherbage, peinture de la salle communautaire, inspection du toit, nettoyage du stationnement intérieur. Et ne se défile pas qui veut des tâches moins agréables. «En vertu du contrat de membre, chaque personne a deux obligations: participer aux différentes assemblées et aux corvées, explique Denis Plante. Tout le monde doit y être.»

Noël

Le côté festif de la vie communautaire s'exprime également durant les Fêtes. Chaque année, le comité du bon voisinage organise un atelier de décoration de boules de Noël avec les enfants de la coopérative et décore le sapin de la salle communautaire avec eux. Par la suite, les adultes découvrent leurs efforts et prennent part à un 5 à 7. «On souhaite rassembler le plus de monde possible pour faire ressortir le sentiment d'appartenance et créer un climat de bon voisinage, souligne Audrey Brossard. Plus on se parle, mieux on s'entend.»

Comité de sélection

Avant d'utiliser les ressources externes, le comité rend les unités disponibles aux membres actuels qui voudraient changer de logement, à condition qu'ils paient déjà correctement leur loyer et que leur unité soit en bon état. Si les nouveaux membres doivent tous être autonomes et capables d'accomplir différentes tâches, ils sont aussi choisis en fonction de besoins précis. «Puisque 30% de nos logements sont subventionnables, on peut prioriser les gens qui sont éligibles, explique Suzanne Corvec. Les grandes unités iront en priorité aux familles. Et on a parfois besoin de gens qui possèdent des compétences précises.»

Photo François Roy, La Presse

Nathalie-France Forest, membre du comité du bon voisinage d'une coop de l'arrondissement Ville-Marie, à Montréal