(Kvoutzat Kinneret, Israël) La pèlerine s’avance prudemment dans l’eau du Jourdain, vêtue d’une longue tunique blanche. Deux accompagnateurs la saisissent par les bras et l’aident à se laisser tomber vers l’arrière, pour s’immerger complètement dans le fleuve. Lorsqu’elle refait surface, elle fond en larmes d’émotion. Son groupe de touristes brésilien applaudit à tout rompre.

La scène se déroule au kibboutz de Kvoutzat Kinneret, dans le nord d’Israël, là où le lac de Tibériade se déverse dans le Jourdain. Ce jour-là, ce sont des chrétiens venus du Brésil qui se massent sur la rive, afin d’être baptisés dans le fleuve où Jean le Baptiste, saint patron des Canadiens français, aurait fait de même avec Jésus. De nombreux visiteurs remplissent leur bouteille pour rapporter un peu de cette eau à la maison. Une boutique de souvenirs, à proximité, vend aussi plusieurs fioles du précieux liquide, aux côtés des inévitables aimants souvenirs pour le frigo et des cartes postales.

Des visiteurs viennent ici de partout dans le monde pour voir le modeste cours d’eau, qui occupe une place centrale dans les religions juive, chrétienne et musulmane.

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Fioles contenant de l’eau du fleuve Jourdain

Outre l’épisode du baptême de Jésus, la Bible raconte que le peuple juif, après avoir erré dans le désert, a autrefois traversé le fleuve mythique pour entrer en terre promise. Les musulmans honorent aussi plusieurs compagnons du prophète Mahomet qui sont enterrés sur sa rive orientale.

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Des pèlerins de partout dans le monde viennent visiter le fleuve Jourdain.

« La moitié du monde considère ce fleuve saint. C’est le fleuve le plus saint de la planète ! Les gens de l’Allemagne ou du Brésil le connaissent », lance Danielle Mayron, biologiste marine et guide pour l’organisme EcoPeace Middle East.

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Danielle Mayron, biologiste marine et guide pour l’organisme EcoPeace Middle East

Elle pointe l’étroit cours d’eau, facile à traverser à pied à cette latitude. « Quand on le compare à l’Amazone, c’est fou ! Mais c’est le plus petit fleuve avec la plus grosse réputation », rigole-t-elle.

Une eau infecte

À Kinneret, les visiteurs peuvent se baigner dans le Jourdain parce que le fleuve charrie encore l’eau propre du lac de Tibériade, tout près. Mais très rapidement, en aval, la situation se dégrade. De nombreuses communautés riveraines de Jordanie et de Palestine déversent leurs égouts dans le cours d’eau sans le moindre traitement. La pollution agricole, les rejets des usines, des abattoirs et des élevages de poissons ainsi que le déversement d’ordures ménagères empirent encore la situation. Rendu à la mer Morte, sa destination finale, le Jourdain est carrément infect. Il est fortement déconseillé d’y tremper l’orteil.

« Nous l’avons tellement pollué que nous avons perdu plusieurs des plantes, des animaux qui y vivaient », déplore Idan Greenbaum, chef du Conseil régional de la vallée du Jourdain. Celui pour qui l’eau du fleuve était un terrain de jeu dans son enfance se désole de voir que les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent connaître le même plaisir.

Mais dans une région marquée par la guerre, l’hostilité et les conflits larvés depuis des décennies, une catastrophe écologique comme celle du Jourdain peut aussi être une occasion : un enjeu rassembleur, qui touche toutes les populations et qui permet d’unir les ennemis ancestraux afin de faire avancer une cause.

C’est le pari d’EcoPeace Middle East, un organisme tripartite qui regroupe des écologistes israéliens, palestiniens et jordaniens et qui a fait de la réhabilitation du Jourdain un de ses objectifs prioritaires. Avec un succès inespéré.

La Jordanie et Israël ont été en état de guerre de 1948 à 1994. Leurs relations demeurent souvent difficiles et leurs dirigeants s’envoient fréquemment des flèches. Dans la Cisjordanie voisine, où coule aussi le Jourdain, les affrontements avec l’armée israélienne ont été particulièrement meurtriers pour les Palestiniens.

EcoPeace Middle East repose sur l’idée de réunir tout ce beau monde pour sauver un fleuve : une façon de travailler à la fois pour l’environnement et pour la paix. « Nous aidons toutes les parties à créer un fleuve plus en santé. Nous travaillons constamment tous ensemble. C’est très unique », souligne Danielle Mayron.

Les écologistes israéliens se sont tournés vers les tribunaux, il y a quelques années, pour forcer leur gouvernement à cesser de déverser les égouts dans le fleuve. Aujourd’hui, une usine de traitement des eaux usées toute neuve trône dans un champ à proximité de la frontière jordanienne. L’eau qui en sort n’est pas parfaitement propre, mais elle est d’assez bonne qualité pour être utilisée dans l’agriculture. Le but est de la réutiliser éventuellement dans les champs et de cesser à terme de la rejeter dans le fleuve.

De la machinerie lourde a aussi excavé la boue noire hyperpolluée du fond du cours d’eau.

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L’usine d’épuration flambant neuve, construite grâce aux démarches des écologistes devant les tribunaux

En parallèle, les membres jordaniens d’EcoPeace Middle East font pression sur leur propre gouvernement, et les membres palestiniens font de même auprès de l’Autorité palestinienne, en soulignant le travail déjà accompli du côté israélien. « Nous pouvons chacun influencer nos gouvernements. De cette façon, nous pouvons favoriser plus de paix et plus de coopération entre nous », affirme Mme Mayron.

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L’eau qui sort de l’usine d’épuration est d’assez bonne qualité pour être utilisée dans l’agriculture. Le but est de la réutiliser éventuellement dans les champs avoisinants plutôt que de la rejeter dans le fleuve.

Passer par-dessus les blessures du passé

L’historique familial d’Idan Greenbaum ne l’avait pas nécessairement prédestiné à une telle coopération.

« J’ai perdu mon oncle. Il est mort il y a 55 ans. C’était un fermier. Il est parti travailler dans le champ de coton sur son tracteur. Un terroriste palestinien a posé une mine sur le chemin. Il était père de deux jeunes filles. Ça m’a affecté en grandissant », raconte-t-il.

« Mais j’ai compris, poursuit-il. Il n’y a pas d’autre voie. Nous devons coopérer et trouver une façon de vivre côte à côte. »

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Le chef du Conseil régional de la vallée du Jourdain, Idan Greenbaum, devant le lac de Tibériade

S’ils n’ont pas une bonne vie, je n’ai pas une bonne vie. Si le côté jordanien ne peut pas prospérer, nous ne pouvons pas prospérer. J’ai des voisins jordaniens à 500 mètres de ma maison. Dans un voisinage, les gens font face aux mêmes problèmes.

Idan Greenbaum

Et il n’y a pas de problème plus important que celui de l’eau, surtout dans une région aussi aride. « L’eau, c’est la source de la vie », ajoute-t-il.

En novembre dernier, à l’occasion de la COP27 en Égypte, Israël et la Jordanie ont signé un accord historique dans lequel les deux pays s’engagent à réhabiliter le fleuve. Le ministre jordanien de l’Eau et de l’Irrigation, Mohammed al-Najjar, a déclaré à l’agence officielle Petra que l’accord améliorerait les conditions de vie et fournirait « plus d’eau pour les résidants des deux rives du fleuve, incluant les Palestiniens ». Il est question de réduire les rejets agricoles et d’améliorer le traitement des eaux, en plus d’aménager des aires protégées.

Potentielle manne touristique

Les gouvernements locaux ont tous l’œil sur la manne touristique qui pourrait accompagner le nettoyage des eaux. Une étude publiée par EcoPeace Middle East chiffre les revenus potentiels en milliards de dollars. L’intérêt ne se limite pas à l’héritage religieux de la région. À proximité du site de baptêmes de Kvoutzat Kinneret, on retrouve un site archéologique préhistorique où furent découvertes certaines des plus anciennes traces de l’émigration d’Homo erectus hors de l’Afrique.

Dans le même petit tronçon où l’eau du Jourdain demeure propre, un petit centre de villégiature, avec canots, baignade, pistes cyclables et aires à pique-nique, a été aménagé. Résidants et touristes s’y arrêtent pour boire un thé et flâner au bord de l’eau.

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Des touristes font du canot sur le fleuve Jourdain.

« C’est un exemple de ce que le Jourdain pourrait être, jusqu’à la mer Morte ! », se réjouit Danielle Mayron.

« C’est plus grand que nous, conclut-elle. Nous sommes peut-être les gardiens de cet endroit, mais des milliards de personnes le considèrent sacré. »