Après des semaines de bouillonnement, Jérusalem explose. Plus de 500 personnes ont été blessées dans la seule journée de lundi lors de confrontations entre manifestants palestiniens et forces de l’ordre israéliennes, alors que des roquettes de Gaza ciblaient la Ville sainte. En arrière-plan de cette conflagration, le sort d’un quartier arabe menacé par les colons juifs.

Au nord de la porte de Damas, qui donne accès à la partie arabe de la vieille ville de Jérusalem, la rue Salah e-Din s’élance vers les hauteurs du quartier arabe de Cheikh Jarrah.

Avec ses ruelles escarpées, ses maisons de pierres blondes, ses citronniers et ses orangers, mais aussi ses magasins et ses petits hôtels, Cheikh Jarrah forme le cœur commercial de Jérusalem-Est, la partie arabe de la ville.

Près de 3000 Palestiniens vivent ici. Certains sont des descendants de familles aisées qui y ont fui le vacarme de la vieille ville, au début du XXsiècle.

D’autres s’y sont réfugiés après avoir été chassés de ce qui allait devenir Jérusalem-Ouest, la partie juive de la Ville sainte, dans la foulée de la guerre qui a suivi la création de l’État hébreu, en 1948.

Il y a plus de 20 ans que les colons juifs tentent de s’infiltrer dans ce quartier de Jérusalem-Est, partie de la Ville sainte illégalement annexée par Israël.

PHOTO EMMANUEL DUNAND, AGENCE FRANCE-PRESSE

Une étoile de David accrochée au toit d’une maison du quartier arabe de Cheikh Jarrah, le 5 mai

Évictions de masse

Autrefois, les colons évinçaient les résidants palestiniens en y allant « une famille à la fois », dit l’analyste israélien Daniel Seidemann, spécialiste de Jérusalem.

Maintenant, ils y vont avec plusieurs procédures d’éviction simultanées, ils ciblent une communauté entière.

L’analyste israélien Daniel Seidemann, à propos des évictions de familles palestiniennes

Quelque 300 résidants et 70 maisons de Cheikh Jarrah sont actuellement visés par des manœuvres d’éviction. Et l’intensification de cette opération de colonisation juive explique, en grande partie, l’explosion qui enflamme la Ville sainte.

Lundi, la Cour suprême israélienne devait justement se prononcer sur l’éviction de quatre familles du quartier. Devant le caractère explosif de sa décision, le tribunal a décidé de reporter son verdict.

En attendant, Cheikh Jarrah, ce quartier plutôt aisé qui abrite quelques lieux mythiques de Jérusalem-Est, dont l’hôtel American Colony qui a longtemps servi de lieu de rencontre neutre entre leaders israéliens et palestiniens, est en train de se transformer en baril de poudre.

Et aussi, comme l’écrit le journal israélien Haaretz, en nouveau symbole de résistance palestinienne, qui mobilise les Palestiniens de Jérusalem, mais aussi ceux de Cisjordanie et de Gaza.

La situation est d’autant plus explosive que les Israéliens et les Palestiniens sont plongés dans un vide politique.

Les partis politiques israéliens n’ont toujours pas réussi à former un gouvernement, après les législatives du 23 mars dernier — les quatrièmes en deux ans. Côté palestinien, le président Mahmoud Abbas, de plus en plus contesté, repousse les élections depuis 15 ans.

Un vide qui favorise la montée des voix extrêmes.

PHOTO MAYA ALLERUZZO, ASSOCIATED PRESS

Manifestation contre l’éviction de résidants palestiniens de Cheikh Jarrah, le 7 mai

Lois inéquitables

À la base de l’explosion actuelle se trouve une loi israélienne qui autorise les juifs israéliens à récupérer des propriétés qui auraient appartenu à leurs ancêtres, mais refuse ce même droit aux Palestiniens.

Certains réfugiés palestiniens qui ont fui les quartiers occidentaux de Jérusalem vers Cheikh Jarrah après 1948 ont pu emménager dans des maisons financées par l’ONU et construites par la Jordanie, qui contrôlait alors cette partie de la ville.

Théoriquement, les réfugiés palestiniens de Cheikh Jarrah devaient acquérir les droits de propriété de ces maisons. Mais une autre guerre, celle de 1967, a chassé la Jordanie de Jérusalem-Est. Des réfugiés ont continué à vivre dans ces maisons sans titres de propriété en bonne et due forme.

C’est par cette brèche que les colons juifs tentent de contester les droits des résidants sur des maisons transmises de génération en génération depuis plus de 70 ans.

Le 6 mai dernier, le politicien d’extrême droite Itamar Ben-Gvir, qui prône notamment l’expulsion des Arabes d’Israël, et qui vient d’être élu député à la Knesset, a planté une table et une chaise au milieu de Cheikh Jarrah, pour marquer son soutien aux colons juifs déjà établis dans le quartier.

PHOTO AHMAD GHARABLI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Itamar Ben-Gvir (au centre), politicien israélien d’extrême droite, à Cheikh Jarrah, le 6 mai

L’absurde de la situation, note Daniel Seidemann, c’est que les maisons bâties dans les années 1950 pour ces réfugiés palestiniens ne pouvaient pas avoir appartenu à qui que ce soit… avant leur construction.

Mais la guerre territoriale menée par les colons juifs ne répond pas à cette logique.

Il s’agit, selon Daniel Seidemann, d’un projet « motivé par des impératifs bibliques ».

Aujourd’hui, l’idéologie des colons juifs mène la politique israélienne, l’ADN des organisations de colons extrémistes, c’est aussi l’ADN des autorités gouvernementales compétentes.

L’analyste israélien Daniel Seidemann

Le ministère israélien des Affaires étrangères a publié un communiqué décrivant les protestations contre les évictions dans Cheikh Jarrah comme une tentative « des groupes terroristes palestiniens de présenter une dispute immobilière entre des parties privées comme une cause nationaliste, pour favoriser une explosion de violence à Jérusalem ».

Mais aux yeux des habitants du quartier, soutenus par des militants de la gauche israélienne, il s’agit plutôt d’une révolte face à la judaïsation forcée de ce quartier arabe de Jérusalem, écrit Haaretz.

Depuis 30 ans, les colons juifs se sont progressivement installés dans de nouveaux quartiers construits en périphérie de Jérusalem-Est, dont le territoire abrite aujourd’hui 300 000 Palestiniens et 210 000 colons juifs. Les plus extrémistes parmi eux ciblent maintenant les quartiers arabes centraux de la ville.

Un mois de violences à Jérusalem

13 avril

Le début du ramadan, le mois sacré de jeûne des musulmans, est marqué par des protestations alors que les autorités israéliennes tentent de restreindre les rassemblements religieux dans la vieille ville de Jérusalem. Des heurts presque quotidiens suivent après la tombée du jour, et continuent après la levée des mesures deux semaines plus tard.

3 mai

PHOTO AMMAR AWAD, REUTERS

Une résidante palestinienne et un colon israélien à Cheikh Jarrah, le 3 mai

Palestiniens et colons israéliens s’échangent des insultes à Cheikh Jarrah, où des familles palestiniennes sont menacées d’expulsion depuis un jugement rendu au début de l’année. La dispute dégénère et une dizaine de personnes sont blessées.

7 mai

PHOTO AHMAD GHARABLI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Heurts à la mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem, le 7 mai

Dernier vendredi du ramadan. Des dizaines de milliers de fidèles se rendent dans l’enceinte de l’esplanade des Mosquées, appelée mont du Temple par les juifs. Des violences éclatent entre Palestiniens et forces de l’ordre israéliennes. Plus de 200 Palestiniens et 18 policiers israéliens sont blessés.

9 mai

PHOTO AMIR COHEN, REUTERS

Un ballon incendiaire a brûlé une partie d’un champ de blé près de Nir Am, dans le sud d’Israël.

La justice israélienne reporte une audience clé, prévue le 10 mai, concernant le sort des familles de Cheikh Jarrah menacées d’expulsion. Le soir, des ballons incendiaires et des roquettes sont lancés de Gaza vers le sud d’Israël.

10 mai

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Tirs de roquette de la bande de Gaza vers Israël, vendredi

De nouveaux heurts blessent plus de 520 Palestiniens et 9 policiers israéliens à la mosquée Al-Aqsa et autour. En début de soirée, des tirs de roquettes sont lancés de Gaza vers Jérusalem, sans faire de blessés. La riposte d’Israël fait 20 morts, selon les services de santé officiels palestiniens. Le Hamas, organisation islamiste qui contrôle la bande de Gaza, a menacé de réagir aux frappes. La marche des nationalistes israéliens commémorant la prise de Jérusalem-Est en 1967 a été annulée lundi, par crainte de nouvelles violences.

Janie Gosselin, La Presse, d’après l’Agence France-Presse et l’Associated Press