(Beyrouth) La Cour de cassation libanaise a récusé jeudi le juge d’instruction chargé de l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth, des militants fustigeant une « parodie de justice » qui vient illustrer les ingérences et les pressions d’une classe politique honnie.

Six mois après le drame du 4 août qui a fait plus de 200 morts et 6500 blessés, l’enquête risque de repartir à zéro avec le départ du juge Fadi Sawan tandis que l’opinion publique en colère et les partenaires internationaux du Liban, notamment la France, attendent toujours des réponses.

L’explosion a été provoquée par une énorme quantité de nitrate d’ammonium, stockée « sans mesure de précaution » depuis plusieurs années dans un entrepôt du port, de l’aveu même des autorités considérées largement responsables de la tragédie en raison de leur négligence et de leur incurie.

« La Cour de cassation présidée par le juge Jamal al-Hajar a décidé de transférer l’enquête […] des mains du juge d’instruction Fadi Sawan à un autre juge » a indiqué jeudi à l’AFP une source judiciaire s’exprimant sous anonymat.

Le nouveau juge doit encore être désigné, selon la source.

PHOTO HUSSEIN MALLA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Une manifestante libanaise montre une pancarte montrant le juge Fadi Sawan, qui était alors responsable de l’enquête sur l’explosion de Beyrouth. L’inscription en arabe se lit : « Si votre justice est à vendre, Beyrouth et son peuple ne sont pas à vendre ». La pancarte de l’autre manifestante se lit : « Nous pouvons tous faire une différence. Nous réclamons un pouvoir judiciaire pleinement indépendant ».

En fin d’après-midi quelques dizaines de manifestants, des proches de personnes décédées, se sont rassemblés près du Tribunal de Beyrouth pour protester.

« Où sont les résultats de l’enquête », pouvait-on lire sur une pancarte, tandis que plusieurs participants brandissaient les portraits des victimes.

« Nous n’avons pas confiance en vous, vous vous jouez de nous, nous n’attendrons pas 15 ans pour prendre ce qui nous est dû », a hurlé devant les caméras de télévision la sœur d’une victime.

« Aujourd’hui, vous nous avez tués une nouvelle fois. L’enquête est finie, on est revenu à la case départ », a lancé un représentant des familles.

« Lignes rouges »

La cour se prononçait sur une demande de récusation présentée à la mi-décembre par deux parlementaires et anciens ministres Ali Hassan Khalil (Finances) et Ghazi Zaayter (Travaux publics et Transports), peu après leur inculpation par M. Sawan.

Les deux hommes, ainsi que le premier ministre démissionnaire Hassan Diab et un autre ancien ministre, Youssef Fenianos, ont été accusés de « négligence et d’avoir causé des centaines de décès ».

En présentant leur demande, MM. Khalil et Zaayter affirmaient que les procédures lancées par le juge d’instruction violaient la Constitution et des dispositions sur leur immunité.

A l’époque, plusieurs poids lourds de la vie politique avaient fustigé l’inculpation, notamment le premier ministre désigné Saad Hariri ou encore l’influent mouvement chiite Hezbollah, estimant que toute inculpation de ministre ou parlementaire devait passer par le Parlement.

L’enquête de M. Sawan avait été suspendue plus de deux mois, le temps que la Cour de cassation étudie le dossier.

Dans sa décision jeudi, celle-ci a donné raison aux deux plaignants qui remettaient en cause l’objectivité de M. Sawan, car son domicile a été touché par l’explosion, selon la source judiciaire.

Dans un pays miné par une corruption endémique, dirigé par une classe politique quasi inchangée depuis des décennies et où des responsables sont régulièrement accusés d’ingérence dans les affaires du judiciaire, des défenseurs des droits humains ont fustigé le verdict.

« Nous sommes de retour à la case départ », a déploré une chercheuse de Human Rights Watch, Aya Majzoub, dénonçant une « parodie de justice ».

« Les tribunaux ont tracé les lignes rouges : les politiciens ne sont pas soumis à la loi », a-t-elle déploré, réitérant un appel pour une « enquête internationale indépendante » que Beyrouth a choisi d’ignorer.

Toujours sans réponses

« En refusant de se retrouver dans une position où ils doivent rendre des comptes, les ministres et la classe politique imposent une ligne rouge à l’enquête », a réagi Nizar Saghieh, directeur de l’ONG juridique Legal Agenda, déplorant un schéma « classique au Liban qui empêche que justice soit faite ».

Vingt-cinq personnes, notamment des responsables du port et des douanes, ont été arrêtées dans le cadre de l’enquête préliminaire, à laquelle avaient participé des experts venus de France, mais aussi de la police fédérale américaine.

Jusqu’à présent, l’enquête s’est concentrée sur les responsabilités concernant le stockage du nitrate d’ammonium, sans se pencher sur la façon dont cette cargaison était arrivée à Beyrouth.

Mais en vue d’une possible convocation, M. Sawan avait demandé cette semaine aux forces de sécurité des informations complémentaires sur trois hommes d’affaires syriens, soupçonnés d’avoir affrété la cargaison.