(Beyrouth) Dans les jours qui ont suivi la gigantesque explosion qui a dévasté le port de Beyrouth et défiguré la capitale libanaise, les familles de plusieurs des 211 victimes ont réclamé une enquête internationale.

Elles exprimaient ainsi leur manque de confiance envers la capacité des autorités à faire la lumière sur l’une des plus puissantes explosions conventionnelles de l’histoire et l’une des pires catastrophes jamais survenues au pays.

Leur scepticisme n’est pas déraisonnable. Le Liban, un pays de violence politique et d’assassinats, a une longue histoire d’enquêtes avortées et de secrets enterrés.

Six mois après l’explosion du 4 août, l’enquête domestique est essentiellement paralysée par les mêmes rivalités politiques et confessionnelles que celles qui ont jadis empêché de faire la lumière sur d’autres crimes.

Une enquête qui devait tout d’abord expliquer comment près de 3000 tonnes de nitrate d’ammonium, une composante très explosive des engrais, ont pu être entreposées dans le port de Beyrouth pendant des années et en toute connaissance de cause des autorités, s’est embourbée dans une toile complexe de transactions internationales dans le domaine des explosifs et de transports maritimes mondiaux.

Les responsables gouvernementaux ont refusé une enquête internationale et ont plutôt demandé à l’ancien juge militaire Fadi Sawwan de se saisir du dossier. Il s’est principalement intéressé à l’incompétence du gouvernement alors que la colère du public gronde face à une classe politique corrompue jugée responsable de la pauvreté et de l’instabilité du pays.

Fait rare, M. Sawwan a accusé deux anciens ministres et le premier ministre actuel de négligence. La riposte n’a pas tardé.

Le premier ministre a refusé de répondre aux questions, déclarant qu’il était « diabolique » qu’il soit pointé du doigt dans cette affaire. Les deux anciens ministres ont quant à eux demandé au plus haut tribunal du pays de remplacer le juge Sawwan, et l’enquête est immobilisée depuis le 17 décembre. Le ministre de l’Intérieur a prévenu qu’il ne demandera pas à la police d’exécuter les mandats d’arrestation qui ciblent des hommes politiques.

Au début du mois de janvier, la Cour de cassation a statué que le juge Sawwan pouvait reprendre son enquête pendant qu’elle se penchait sur la demande de son remplacement. Le magistrat n’a pas encore relancé ses travaux, et les familles des victimes craignent de le voir céder à la pression.

Des dizaines de proches des victimes se sont massés devant chez lui lundi pour lui demander de redémarrer l’enquête.

« On veut savoir s’ils (les politiciens) l’empêchent de travailler, a dit Kayan Tleis, dont le frère de 40 ans a été tué par l’explosion. Ça ne devrait pas se passer comme à chaque fois. »

Les factions politiques confessionnelles du Liban contrôlent le pouvoir depuis de décennies et elles se partagent les postes à travers le pays. Même si elles sont rivales, elles s’entendent pour ne pas devoir rendre de comptes à la population.

Des problèmes structuraux minent l’appareil judiciaire.

Le gouvernement et le président nomment les jugent, ce qui permet aux factions politiques de récompenser leurs partisans. Les procureurs procrastinent et les dossiers n’aboutissent jamais devant la justice.

Le gouvernement jouit aussi d’une énorme influence sur le Conseil judiciaire, un tribunal spécial auquel sont référés les crimes politiques et de sécurité. Les décisions des juges nommés par le gouvernement ne peuvent être portées en appel.

Selon le groupe new-yorkais de défense des droits de la personne Human Rights Watch (HRW), le processus de nomination du juge Sawwan a été opaque et l’enquête, jusqu’à présent, a été entachée d’ingérences politiques. Deux juges proposés par le ministre de Justice avant la nomination de M. Sawwan ont été rejetés sans raison par le comité nommé par le gouvernement pour entériner la sélection.

Au moins 25 personnes ont été arrêtées depuis le début de l’enquête, mais HRW affirme qu’elles n’ont été interrogées qu’une seule fois. Il s’agit principalement d’employés du port, dont le patron de l’autorité portuaire, un responsable de la sécurité et un ingénieur. Tous font face aux mêmes accusations, peu importe leur position, a dit un représentant de HRW au Liban, Aya Majzoub.

Les leaders des factions politiques ont publiquement douté de l’enquête de M. Sawwan ou laissé entendre qu’il protège possiblement leurs rivaux.

Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, s’est demandé pourquoi le juge Sawwan se concentre sur la négligence domestique. Il lui a demandé de rendre publics les rapports des agences militaires, de sécurité et étrangères.

« Est-ce qu’il y avait quelque chose de militaire dans le port qui a mené à cette explosion ? Pourquoi ne pas dire la vérité au peuple ? », a demandé M. Nasrallah. Hezbollah nie qu’il entreposait des explosifs dans le port.

Un rival du Hezbollah, le chef druze Walid Jumblatt, a pointé du doigt le gouvernement de la Syrie, en laissant entendre qu’il importait des explosifs par le biais du Liban parce que ses propres ports n’étaient pas sécuritaires au plus fort de la guerre civile syrienne en 2013.

« Il ne peut pas y avoir d’enquête tant que l’appareil judiciaire n’est pas indépendant de la tutelle syrienne ou de l’entourage (du président) ou de ses alliés syriens », a dit M. Jumblatt à Sky News Arabia.

Certains estiment que le juge Sawwan, qui a 60 ans, est « brave » ou même « suicidaire » d’avoir accepté un poste qui pourrait menacer sa carrière, sinon sa vie.

Pendant toute l’histoire du Liban, les juges ont été menacés, intimidés et même tués. Des hommes armés ont mitraillé quatre juges en pleine cour en 1999, les tuant pendant un procès pour meurtre et trafic de drogue. En 1977, un juge qui enquêtait sur le meurtre d’un chef druze a été enlevé et sa maison attaquée avec une grenade propulsée par fusée.

L’assassinat de l’ancien premier ministre Rafik Hariri en 2005 a fait l’objet d’une rare enquête internationale. La Syrie, dont les forces occupaient le Liban à ce moment, arrivait en tête de liste des suspects. L’enquête locale a été torpillée par des allégations d’ingérence politique.

Les puissances mondiales, dont la pression a entraîné le retrait des forces syriennes, ont appuyé une enquête onusienne et la création d’un tribunal spécial dans cette affaire. Après 15 longues années, le tribunal spécial mis sur pied à La Haye a condamné un seul des quatre accusés, tous des membres du Hezbollah, sans jamais identifier le responsable du meurtre, à la grande déception de plusieurs.

Ce tribunal a coûté des millions de dollars, de l’argent que le Liban — un pays sans le sou et écrasé par une crise économique sans précédent — n’a pas.

Youssef Diab, un journaliste libanais qui couvre les tribunaux, a expliqué que le Liban ne dispose tout simplement pas des ressources ou de la capacité technique nécessaires pour gérer une enquête de l’ampleur requise par l’explosion.

« C’est beaucoup plus grave que l’assassinat de Rafik Hariri. Une ville a été détruite, 211 personnes sont mortes, 6000 ont été blessées, et plusieurs n’ont pas encore pu rentrer chez eux. C’est un crime énorme », a-t-il résumé.

Des enquêteurs américains et français se sont penchés sur les circonstances entourant l’explosion, mais leurs conclusions n’ont pas été dévoilées publiquement.

M. Majzoub, de Human Rights Watch, réclame une mission exploratoire des Nations unies.

« On ne peut placer nos espoirs et notre foi dans un système brisé qui a démontré sa résilience. On ne peut pas s’attendre à ce que ceux qui sont impliqués dans ces crimes et dans d’autres grands crimes au Liban soient source de réformes », a-t-il dit.

Le réalisateur libanais Feras Hatoum a révélé dans un documentaire que la compagnie qui a acheté le nitrate d’ammonium est possiblement liée, par le biais de sociétés fictives, à deux hommes d’affaires syriens qui sont sous le coup de sanctions américaines pour leurs liens avec le président Bachar Assad. L’un d’eux a été puni en 2015 pour son rôle présumé dans l’obtention d’explosifs pour les forces de M. Assad.

Le juge Sawwan n’a pas encore communiqué avec lui, mais l’avocat Youssef Lahoud, qui représente les familles des victimes, affirme que les conclusions de M. Hatoum feront partie de son dossier. M. Lahoud dit que le juge Sawwan est appuyé par seulement deux greffiers et deux juges en formation.

L’ancien procureur gouvernemental Hatem Madi, qui a enquêté sur la violence politique avant sa retraite en 2013, croit que plusieurs raisons peuvent expliquer la décision du juge Sawwan de cesser d’enquêter : parce qu’il a traversé une ligne rouge, parce qu’il a reçu des menaces ou de la pression, ou parce qu’il redoutait les retombées de ses conclusions.

« La plupart des grands dossiers prennent fin pour des raisons d’État », a-t-il dit.