Ehsan Saadat est encore sous le choc : il a réussi à s’échapper de l’Afghanistan et à trouver refuge au Canada avec sa famille tandis que des milliers d’autres tentent toujours désespérément d’atteindre l’aéroport de Kaboul ou de trouver une place sur un avion pour fuir leur pays. La Presse lui a parlé.

Depuis le 8 août, l’homme de 33 ans observe une quarantaine dans un hôtel de Toronto d’où il pourra sortir dans moins de 24 heures. Mais son périple de Kaboul à Toronto lui aura demandé du courage et de la détermination pour surmonter les obstacles dressés par les talibans, mais aussi la lourdeur de la bureaucratie canadienne.

En 2019, sa vie était devenue normale.

« Je ne songeais pas à quitter le pays », rappelle Ehsan Saadat dans une conversation vidéo sur Messenger. Directeur de recherche, avec une cinquantaine d’employés, sur des projets soutenus entre autres par le Canada et l’OTAN, il touchait un salaire enviable. « Ma belle-mère, mon beau-père vivent au Canada depuis 2017. Ma femme pensait qu’ils pouvaient nous parrainer. Mais ma vie allait bien. J’avais une bonne vie, une vie normale, un bon salaire, et je n’avais pas envie de bouger. »

Mais en 2021, cette normalité a fait place à la peur. Et lorsque les villes afghanes ont commencé à tomber aux mains des talibans, son patron canadien lui a conseillé de partir.

Ses recherches « sur la corruption, les droits des femmes et les droits de la personne » faisaient de lui une cible.

PHOTO RAHMAT GUL, ASSOCIATED PRESS

Talibans patrouillant Kaboul, jeudi

Ehsan Saadat a tout essayé. D’abord une carte d’identité électronique. Ensuite une demande de visa pour le Tadjikistan, rejetée pour diverses raisons, dont la COVID-19, et une autre pour l’Ouzbékistan, également rejetée. « Là, j’ai commencé à paniquer. » Sur le marché noir, on lui demandait 600 $ par personne pour un visa pour la Turquie, 600 $ pour le Tadjikistan et 800 $ pour l’Ouzbékistan.

« Je n’avais pas l’argent, dit-il. Mon patron m’a offert de m’aider. J’ai fait de nouvelles recherches, mais c’était difficile. J’ai utilisé tous mes contacts et ça n’a pas marché. J’ai fait une demande de visa pour le Pakistan et pour l’Inde. Mais on me l’a refusé. »

À la fin de juillet, il a découvert sur Facebook le programme d’immigration canadien. « C’était ma dernière chance, laisse-t-il tomber. Je devais m’assurer d’obtenir les visas. Je devais convaincre les Canadiens qu’ils devaient m’aider. »

Au bout d’un jour ou deux, après avoir rempli « de très longs formulaires » et envoyé tous les documents exigés, on lui a demandé de fournir en personne ses données biométriques, avec sa femme, Tamana, 31 ans, et ses quatre enfants, Eman, 11 ans, Zahra, 8 ans, Narwan, 4 ans, et Mohammad, 2 ans.

Honnêtement, croyez-moi, mes amis pensaient que c’était une arnaque, que tous ces courriels du gouvernement canadien étaient faux.

Ehsan Saadat, réfugié afghan

Ehsan Saadat a tout de même fait ce qu’on lui demandait sans en parler à personne.

Le lendemain, il était 5 h quand il a ouvert l’œil. Il a saisi son téléphone. Un courriel est apparu : « Votre avion est réservé. » « J’ai sauté sur le lit, lance-t-il. J’ai réveillé ma femme et je lui ai dit : “Notre vol est réservé !” Puis j’ai ouvert mon ordinateur, et j’ai relu le message deux, trois fois. On nous disait où on devait aller, à quelle heure, ce qu’on pouvait apporter, combien de bagages… »

Le chercheur a longuement réfléchi avant de faire sa valise. Il a pris ses documents, son ordinateur, quelques vêtements traditionnels, un tapis offert par son père et ses albums de photos. « Je me suis dit : “Un jour, mes enfants vont demander d’où on vient et je dois avoir ces choses.” »

PHOTO HOSHANG HASHIMI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Quartier de Kaboul, en Afghanistan

Le rendez-vous avait été fixé au 7 août, à 18 h 30, dans un endroit gardé secret. Ehsan Saadat a remis les clés de sa maison et de sa voiture à son frère, puis sa famille et lui sont partis. « Nous étions contents, mais encore inquiets : allions-nous vraiment pouvoir prendre l’avion ? On n’était pas sûrs. »

À 4 h 30 du matin, une fois les tests PCR administrés, les passagers ont été conduits à l’aéroport. Direction Toronto en passant par Istanbul.

« Même quand on a atterri à Istanbul, je n’étais pas encore certain qu’on pourrait s’envoler pour le Canada, enchaîne-t-il. J’avais le visa, j’avais tout, mais je ne pouvais m’empêcher de penser que quelque chose allait arriver, qu’on allait nous dire qu’on allait devoir rester à Istanbul pour une semaine ou un mois, y faire notre quarantaine. Puis le pilote a annoncé qu’on allait décoller d’Istanbul pour le Canada. Et là, j’ai réalisé qu’on partait vraiment. »

Processus accéléré

Dorénavant, les exigences du Canada envers les demandeurs d’asile afghans ne seront plus aussi tatillonnes. Le Canada a décidé vendredi d’accélérer le processus d’évacuation et d’accueil des familles d’interprètes et des autres personnes qui ont contribué à la mission canadienne en Afghanistan.

Le ministre de l’Immigration, Marco Mendicino, a précisé que le gouvernement canadien n’allait pas exiger que les passagers produisent un passeport ou un test négatif à la COVID-19 et qu’un tiers pays sûr allait s’occuper de leur évaluation biométrique.

Des soldats canadiens ont été envoyés en Afghanistan pour faciliter l’évacuation des réfugiés. Et deux avions de transport C-17 ont été déployés cette semaine pour effectuer des vols vers Kaboul et de Kaboul.

Le premier avion transportant des réfugiés afghans a décollé de Kaboul jeudi soir, avec 188 personnes à bord, a confirmé le ministre de la Défense Harjit Sajjan.

Depuis le début de l’opération d’évacuation, environ 1000 réfugiés afghans sont arrivés au pays.

Ehsan Saadat fait partie des premiers à avoir été réinstallés par le gouvernement dans le cadre du Programme spécial des demandeurs d’asile. Depuis son départ d’Afghanistan, les conditions se sont détériorées. Le plus grand obstacle demeure les points de contrôle des talibans que les Afghans doivent traverser pour atteindre l’aéroport de Kaboul, selon le ministre Mendicino.

PHOTO WAKIL KOHSAR, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des centaines de personnes voulant fuir l'Afghanistan se massent près de l'aéroport de Kaboul.

Les pays de l’OTAN ont mobilisé suffisamment d’avions pour leurs opérations d’évacuation, mais les personnes cherchant à être évacuées ont du mal à atteindre l’aéroport de Kaboul.

Les 30 États membres de l’OTAN ont appelé vendredi les talibans à permettre aux personnes voulant être évacuées de quitter l’Afghanistan et réclamé que les pays de l’Alliance continuent de travailler en « étroite collaboration » sur ces opérations.

« Nous appelons ceux qui sont en position d’autorité en Afghanistan à respecter et faciliter leur départ en toute sécurité, notamment via l’aéroport international » de Kaboul, ont-ils indiqué dans une déclaration commune.

Ehsan Saadat est en sécurité à Toronto. Mais il ne peut s’empêcher de penser à ses trois frères et à ses cinq sœurs, toujours coincés en Afghanistan.

Retournera-t-il un jour dans son pays ? « Non. Si les talibans sont au pouvoir, je ne vais jamais y retourner. Même s’ils disent qu’ils ne vont pas me tuer, je ne vais pas leur faire confiance. »

Avec La Presse Canadienne et l’Agence France-Presse