Anéantis par l’explosion meurtrière d’août 2020, les quartiers de Gemmayzé et de Mar Mikhaël, à Beyrouth, havres de paix de la communauté LGBTQ+ libanaise, demeurent en ruine un an plus tard. Certains n’ont toujours pas eu accès à des soins ou regagné leurs domiciles, dénoncent des personnes homosexuelles et transgenres.

Il n’y avait pas que des bars, des discothèques et des restos branchés à Gemmayzé et à Mar Mikhaël. Ces quartiers de Beyrouth rasés par l’explosion étaient des espaces sécuritaires pour la communauté LGBTQ+ de la métropole libanaise.

Plus maintenant. Un an plus tard, ces endroits où drag queens, personnes transgenres et couples homosexuels trouvaient un semblant de tolérance loin des milieux plus conservateurs sont loin d’être rebâtis.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Rue du quartier Gemmayzé, quelques semaines après l’explosion dévastatrice du 4 août 2020 au port de Beyrouth

Des dizaines de résidants LGBTQ+ de ces enclaves progressistes se sont retrouvés sans le sou. Démunis et privés de toit, nombreux sont ceux qui ont fait un retour difficile dans leur quartier d’origine, des milieux moins ouverts. Parfois, ils ont même dû retourner vivre au sein de familles qui les ostracisaient.

« J’ai encore un petit morceau de vitre dans l’œil. Les frais reliés à l’opération coûtent trop cher pour moi », raconte Hamada*, une maquilleuse, d’une voix saccadée, le souffle court comme si elle venait de courir le marathon. Elle a dû faire des pieds et des mains pour avoir accès à un téléphone afin de réaliser l’entrevue avec La Presse. D’ailleurs, l’entrevue s’étire, car elle perd sans cesse la ligne à cause des coupures d’électricité récurrentes.

Hamada est non binaire. Parfois, elle s’affiche en tant que femme, d’autre fois en tant qu’homme.

PHOTO FOURNIE PAR IAN ABINACKLE

Les quartiers Gemmayzé et Mar Mikhaël, rasés par l’explosion au port de Beyrouth, étaient des espaces sécuritaires pour la communauté LGBTQ+.

Mohamed Metwally, un Égyptien établi à Beyrouth qui travaillait pour un organisme LGBTQ+ local avant l’explosion, lui a prêté un peu d’argent pour lui permettre de faire cet appel. « Son cellulaire a été détruit lors de l’explosion », poursuit celui qui fait office d’interprète pour Hamada, qui parle uniquement l’arabe.

Les personnes LGBTQ+ ont déjà un accès difficile aux soins de santé. C’est pire en temps de crise, dénonce Hamada. « J’ai trouvé un chirurgien. Il accepte d’opérer mon œil sans frais. Ma vue baisse. Mais je n’ai pas les moyens de payer le taxi et le test [de dépistage de la] COVID-19 pour aller à l’hôpital. »

Le 4 août 2020, la maquilleuse professionnelle a vu son univers chavirer. La façade vitrée et les miroirs d’époque de son logement rénové de Gemmayzé ont volé en éclats.

Des morceaux de verre ont transpercé son corps. « Il n’y avait personne au monde qui pouvait m’aider. » Elle a perdu l’usage de sa main droite depuis. « Je veux juste guérir et pouvoir travailler », supplie-t-elle dans un long sanglot.

Sans le sou, elle a dû faire un retour difficile dans sa famille, qui n’accepte pas son identité de genre. Elle n’attend plus qu’on rebâtisse son appartement pulvérisé, évoque-t-elle. Elle souhaite uniquement retrouver la santé physique qui lui fera regagner son emploi.

« Nous souffrons »

« J’en ai assez qu’on dise que le peuple libanais est résilient. Nous ne sommes pas résilients, nous souffrons. Il faut arrêter d’embellir le sort des LGBTQ+, même si nous sommes dans un pays plutôt ouvert au Moyen-Orient. Nous n’avons plus de safe space », s’insurge Sasha*, une femme transgenre originaire de Beyrouth. Elle n’a ni argent ni logement, avoue-t-elle au bout du fil. « Je vis chez des amis. Je n’ai pas les moyens de payer des soins à ma mère, qui a été blessée dans l’explosion. »

Le 4 août dernier, le stress post-traumatique l’a paralysée, un an après la tragédie. Elle n’a pas été blessée lors des déflagrations. Elle a voulu quitter Beyrouth pour chasser de son esprit les images sanglantes, les éclats de verre et les hurlements, les visages tordus par la douleur qui peuplent ses cauchemars.

Elle veut tout de même rester au Liban pour soutenir sa communauté. Elle persiste à organiser des collectes de fonds depuis un an. « Nous avons pu récolter 100 000 $. Je veux rester pour faire ma part. »

Des communautés doublement touchées

Pour une personne qui n’est « pas dans la norme », perdre sa maison, c’est perdre un endroit où on se sent protégé. Fuir son quartier, c’est être à risque d’être violenté et discriminé, estime Ian Abinackle. Le Montréalais d’origine libanaise a été secoué par le sort désastreux de certains membres de la communauté LGBTQ+ lors d’une visite à Beyrouth en avril 2020.

Si certains endroits baignent dans un esprit de tolérance, le Liban fait toujours partie des pays où être gai, lesbienne ou transgenre demeure un crime.

Né à Beyrouth, M. Abinackle a été directeur du festival Divers/Cité à Montréal pendant plus de 15 ans.

Il connaissait les quartiers proches de l’explosion. « Ce sont des quartiers modernes, fréquentés par les étudiants où les gens perçus comme différents par la société se sentent plus à l’aise. On y est plus ouverts. »

Il s’est renseigné sur le désastre de l’été dernier, puis a réalisé que les communautés LGBTQ+ étaient doublement touchées. En avril dernier, il a décidé d’aller sur place pour documenter ces histoires afin d’éviter qu’elles tombent dans l’oubli. Il a rencontré 14 personnes en huit jours et recueilli des récits bouleversants. « Des fois, c’est moi qui demandais une pause quand la personne racontait [son histoire], car j’étais dévasté. »

Préoccupé, M. Abinackle a décidé d’organiser de Montréal une campagne de financement pour prêter main-forte aux personnes dans le besoin. « Alors qu’on fête la Fierté à Montréal, il faut savoir que ce n’est pas seulement une célébration. Il y a des personnes ici et ailleurs qui sont encore condamnées pour ce qu’elles sont. »

Il demeure impressionné par la force de personnes comme Hamada et Sasha.

« Je pensais rencontrer des victimes, j’ai rencontré des philosophes de la vie qui ont appris à se relever dans la souffrance. »

* Parce que leur identité de genre n’est pas connue de tout leur entourage, les intervenants ont préféré ne pas dévoiler leur nom de famille par peur de se faire identifier.

Consultez le site d’Ian Abinackle