« C’est ton tour, docteur. » Ces mots sont apparus sur le mur d’une école de Deraa, dans le sud de la Syrie, en février 2011. Les auteurs envoyaient ainsi un message au président Bachar al-Assad, ancien ophtalmologiste : bientôt, il irait rejoindre les dirigeants de l’Égypte et de la Tunisie, chassés du pouvoir par la colère populaire.

La réponse a été brutale : au moins une quinzaine de jeunes ont été détenus et torturés. L’évènement marque l’un des points de départ du conflit syrien, qui perdure depuis maintenant 10 ans.

« La plupart des gens étaient excités, en faveur de ce qu’ils avaient écrit, estime Adnan Al Mhamied, qui vivait à Deraa à l’époque. Nous ne nous attendions pas à ce que le régime réagisse de cette façon. »

PHOTO ANWAR AMRO, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des Syriens manifestent contre le régime à Deraa, en mars 2011.

Ancien ingénieur, M. Al Mhamied habite maintenant au Québec et est candidat au doctorat en sciences sociales à l’Université McGill. D’idéologie libérale, l’homme de 43 ans s’intéressait à la politique avant 2011, sans vraiment prendre part aux activités des dissidents, dans cette dictature où les manifestations étaient interdites depuis une loi d’urgence datant de 1963.

Pour lui comme pour d’autres habitants de Deraa, la détention de ces adolescents a été la goutte de trop. Celle qui allait créer un torrent partout au pays.

Ils les ont arrêtés, ils les ont torturés, ils ont humilié leurs familles.

Adnan Al Mhamied, Syrien d’origine établi au Québec

Cela faisait plusieurs semaines que les opposants du régime tentaient d’organiser dans leur pays des marches, galvanisés par le Printemps arabe, sans véritable succès. À Damas, une manifestation a finalement eu lieu le 15 mars. Mais c’est à Deraa, trois jours plus tard, que les choses ont dégénéré, alors que la ville allait enterrer les premières victimes de ce conflit.

C’était un vendredi, jour de prière chez les musulmans.

« Une façon qu’ont les gens de se réunir sans attirer l’attention de la sécurité est après la prière du vendredi, souligne M. Al Mhamied. C’était la journée parfaite pour se rassembler. »

Il raconte avoir participé à la manifestation, appelant à la libération des jeunes, mais aussi à la « dignité, à la liberté ». « Nos demandes étaient simples : nous voulions des droits de la personne de base, une démocratie », note-t-il.

Au moins deux hommes ont été tués par l’intervention des forces de l’ordre.

Leurs funérailles ont donné lieu à de nouvelles manifestations, auxquelles le régime a répondu avec violence, enfonçant le pays dans une spirale de contestations et de répressions gagnant plusieurs villes.

La rébellion s’est organisée, un premier groupe de civils et d’anciens militaires ont pris les armes. La guerre était commencée.

Le bilan de l’Observatoire syrien des droits de l’homme a fait état d’au moins 388 652 morts en 10 ans, alors que plus de la moitié de la population d’avant-guerre a été contrainte à fuir.

Quitter le pays

M. Al Mhamied, de son côté, s’est plutôt tourné vers les mouvements communautaires pour la défense des droits, explique-t-il.

Il a été détenu deux fois, en 2011 et en 2013. Deux de ses frères ont été tués et deux autres sont portés disparus depuis leur arrestation, témoigne-t-il.

Craignant pour leur sécurité, M. Al Mhamied et sa famille ont gagné Montréal en octobre 2014. Il fait partie des quelque 6,6 millions de Syriens ayant fui la guerre à l’étranger.

Il prend des nouvelles de ses proches restés derrière, tiraillés par la famine et la pauvreté.

Il y a eu destructions, morts, blessés, déplacés, disparitions forcées, tortures, des deux côtés. Tout ça est toujours en cours et on constate un blocage au Conseil de sécurité des Nations unies, où des pays comme la Chine et la Russie abusent de leur droit de veto pour empêcher finalement toute résolution.

France-Isabelle Langlois, directrice générale d’Amnistie internationale Canada francophone

Un premier membre des forces de sécurité syrienne a été condamné en Allemagne en février. Une cause « porteuse d’espoir », estime Mme Langlois, qui souligne que « le Canada peut aussi traduire des personnes qui se trouvent sur son territoire et qui sont accusées d’avoir commis des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre ».

Dix ans après avoir pris part à la première manifestation à Deraa, Adnan Al Mhamied est encore fier de sa participation, même s’il ne s’explique pas l’entêtement du régime à rester en place. « C’est important de ne pas voir le peuple syrien comme seulement des victimes d’une guerre, insiste-t-il. Nous sommes des êtres humains qui avaient un pays, une histoire. »

Il s’implique dans sa communauté ici, où ses recherches en travail social portent notamment sur les pères réfugiés. La Syrie reste ancrée dans son cœur et il aimerait y retourner un jour pour participer à la reconstruction. « Je ne sais pas combien de temps ça va prendre, confie-t-il. Mais mon espoir est d’être enterré là-bas. Dans mon pays. »