(Beyrouth) Des manifestants ont bloqué plusieurs axes routiers majeurs lundi au Liban pour exprimer leur colère face à la dégradation sans fin de leurs conditions de vie et à l’inaction des dirigeants politiques.

En soirée, les manifestants entravaient des entrées au nord de Beyrouth. Des pneus et des bennes à ordure brûlaient sur des routes fermées à Tripoli (nord) ou encore à Saïda (sud), provoquant une épaisse fumée noire.

« Nous avons bloqué toutes les routes pour dire à tout le monde : c’est fini », a résumé Pascale Nohra, une manifestante. « Nous n’avons plus rien à perdre. Même notre dignité nous l’avons perdue ».

Depuis 2019, le Liban connaît sa pire crise économique. Le chômage a explosé, l’inflation aussi. La monnaie a atteint un plus bas historique, et les banques continuent d’imposer des restrictions draconiennes aux épargnants.

Malgré l’urgence de la situation, les dirigeants politiques, accusés d’incompétence et de corruption, restent imperturbables après avoir survécu à un mouvement de contestation inédit fin 2019.

« Ils ont affamé le peuple. Quel sera notre avenir ? » a lancé une manifestante dans la ville côtière de Jbeil, au micro de la télévision al-Jadeed.

Des appels à manifester pour une « Journée de la colère » avaient circulé sur les réseaux sociaux après des blocages quasi quotidiens depuis près d’une semaine, sans confrontation entre les forces de l’ordre et les poignées de protestataires.

L’armée interpelle les dirigeants

« Aujourd’hui, nous voulons ressusciter la révolution dans la rue car le peuple et le pays sont morts », a déclaré Anthony Douaihy, un manifestant. « Si nous ne leur faisons pas face, cette classe corrompue nous gouvernera pendant 30 années supplémentaires ».

Dans un communiqué, le chef de l’armée, Joseph Aoun, a assuré être « avec la liberté d’expression pacifique […] mais sans atteinte aux propriétés publiques et privées ».

Évoquant les difficultés économiques qui frappent aussi les militaires, il a interpellé les dirigeants : « vers où allons-nous […] nous avons mis en garde à plusieurs reprises contre la gravité de la situation, et la possibilité de son explosion ».

Depuis un an et demi, le Liban vit au rythme d’un effondrement économique sans précédent, aggravé par les répercussions du confinement dû à la COVID-19.

Outre des licenciements massifs et une explosion de la précarité, la crise s’accompagne d’une dépréciation de la livre libanaise qui a perdu plus de 85 % de sa valeur, provoquant une inflation à trois chiffres.

La monnaie a connu une nouvelle dégringolade record : le billet vert a frôlé les 11 000 livres sur le marché noir — contre un taux officiel maintenu à 1507 livres pour un dollar —, provoquant une nouvelle flambée des prix.

Sans oublier l’épuisement progressif des réserves en devises de la Banque centrale, allouées à la subvention des produits alimentaires de base, qui fait craindre le pire.

En décembre, la Banque mondiale a évoqué dans un rapport accablant une « dépression délibérée », épinglant l’inaction de la classe politique, inchangée depuis des décennies.

« Le pire » à venir

En octobre 2019, des dizaines de milliers de manifestants ont investi la rue pendant des semaines, mais la contestation a fini par se tasser. Le gouvernement a démissionné sous la pression de la rue et un nouveau a été formé.

La colère de l’opinion publique a été de nouveau alimentée par l’explosion au port de Beyrouth en août 2020, qui a fait plus de 200 morts et détruit des quartiers de la capitale.

Le drame imputé à la négligence des autorités a poussé là aussi le gouvernement à démissionner. Mais sept mois plus tard, la nouvelle équipe n’a pas encore vu le jour, les partis restant comme d’habitude absorbés par des marchandages interminables sur la répartition des portefeuilles.

Ce nouveau gouvernement est pourtant crucial pour lancer les réformes que la communauté internationale réclame avant de débloquer toute aide financière.

Mais les experts ne cachent pas leur pessimisme en soulignant l’inertie des dirigeants.

Face à une population en détresse, le président Michel Aoun, hué parmi d’autres par les manifestants, a jugé les blocages de route « inacceptables ». Tout en dénonçant « la manipulation des prix des produits alimentaires ».

« Il est plus facile pour les dirigeants de ne rien faire […] et de régner sur un pays beaucoup plus pauvre que de faire des réformes », estime l’économiste Mike Azar. « Les réformes nécessaires frappent directement le système clientéliste des partis alimenté par le secteur public ».

Et en l’absence de toute tentative de solution, l’Observatoire de la crise à l’Université américaine de Beyrouth estime que « le pire n’est pas encore arrivé ».