Pas moins de 2700 tonnes de nitrate d’ammonium qui se trouvaient dans le port de Beyrouth seraient à l’origine de la tragédie survenue mardi, affirment les autorités locales. Une thèse qui concorde avec les images captées par de nombreux témoins. Pour tenter de comprendre comment ces imposantes explosions sont survenues et éclaircir la mécanique de celles-ci, La Presse fait le point avec trois experts.

« Ce qu’on sait, c’est qu’il y a d’abord eu un feu, au cœur de la ville. On peut voir de très petites explosions secondaires qui ressemblent à des feux d’artifice. L’immense explosion qu’on voit ensuite a probablement été déclenchée par cet incendie initial. »

C’est l’explication que donne en résumé le spécialiste en politiques de sécurité au Centre James Martin d’études sur la non-prolifération, Fabian Hinz, en précisant que la couleur de la fumée semble indiquer la présence de produits chimiques.

Réuni d’urgence, le Conseil supérieur de la Défense a déclaré que les déflagrations étaient dues à l’explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium dans le port. L’ammonium entre dans la composition de certains engrais mais aussi d’explosifs (voir capsule en fin de texte). Plus tôt dans la journée, le directeur de la Sûreté générale du Liban, Abbas Ibrahim, avait indiqué que les explosions étaient peut-être dues à des « matières explosives confisquées depuis des années ».

Selon Fabian Hinz, les « chocs massifs » que les habitants de Beyrouth ont sentis et documentés sur les réseaux sociaux sont de l’ordre du jamais-vu, ou presque. « Regardez les dégâts que ça fait, mais aussi la distance à laquelle les fenêtres sont brisées, et vous comprendrez l’intensité de l’explosion », indique-t-il.

Il y a déjà eu des incidents gigantesques comme ça, mais quelque chose d’aussi proche d’une ville majeure… Disons que c’est très unique d’avoir une explosion aussi forte dans une capitale.

Fabian Hinz, du Centre James Martin d’études sur la non-prolifération

Ancien coordonnateur en gestion de crise au Liban maintenant installé à Montréal, Lionel Haddad apporte certaines précisions. « Normalement, c’est supposé être du nitrate d’ammonium ou de l’acide nitrique à cause de la couleur orange. Le grand périmètre que l’explosion a fait – la réaction était vraiment exothermique – prouve que c’est un composé azoté qui a éclaté », avance-t-il.

Un terreau fertile

Pour l’expert en modélisations d’accidents de matières dangereuses, Jean-Paul Lacoursière, il faut se rappeler que « plusieurs éléments transitent dans un port comme celui de Beyrouth », où est survenue l’explosion. Le terreau était donc fertile pour permettre à l’explosion de prendre de la vigueur, et ce, très rapidement, indique-t-il.

Chose certaine : l’explosion de Beyrouth causera une profonde réflexion dans le monde quant à l’utilisation des matières explosives et des substances pyrotechniques, soutient le spécialiste.

« Les autorités tirent toujours des leçons de tragédies pareilles. On peut s’imaginer que certaines lois pourraient changer », soutient l’expert. En 2006, le débat sur l’encadrement des matières explosives avait fait beaucoup jaser dans la foulée du Toronto 18, ce groupe qui avait prévu des attaques contre la Banque de Toronto et le Parlement d’Ottawa qui ont finalement été déjouées. L’un des suspects, Zakaria Amara, avait alors prévu trois tonnes de nitrate d’ammonium, soit plus du double que ce qui avait été utilisé lors des attentats d’Oklahoma City.

Des dégâts « énormes »

Libanaise d’origine, Marie-Joelle Zahar enseigne au Département de science politique de l’Université de Montréal. Sa mère, elle, réside toutefois encore à Beyrouth. « Je viens tout juste de lui parler, a confié Mme Zahar à La Presse. Elle habite à des kilomètres du port et pourtant, ses vitres ont été soufflées par le vent de l’explosion. Ça dépasse tout ce que les Libanais n’ont jamais vu, en termes d’ampleur. »

Tout le monde est sous le choc. Tout le monde se pose des questions. Tout le monde a très peur. Et tout le monde s’inquiète des impacts que ça aura. Mais ultimement, tout le monde est aussi dans le noir.

Marie-Joelle Zahar, enseignante à l’UdeM

Pour la spécialiste du Moyen-Orient, un constat est clair : l’explosion aura des répercussions sur tous les plans de la société civile, au-delà même des frontières du Liban. « Politiquement, cette tragédie va être utilisée comme un ballon de football entre les différents partis qui s’accuseront mutuellement de leur responsabilité, même si on ne sait encore rien sur les implications », souligne-t-elle.

La profonde crise que traversait le pays depuis des mois – la livre libanaise a perdu 80 % de son pouvoir d’achat – ne fera que « s’aggraver », s’inquiète la professeure. « Comme le Canada, le Liban dépend essentiellement d’importations pour la nourriture et les besoins essentiels. La plupart viennent du port, qui a été largement détruit. Ça pourrait précipiter une famine que l’on craignait déjà », illustre Mme Zahar.

Le nitrate d’ammonium, cause de nombreuses explosions accidentelles

Le nitrate d’ammonium à l’origine des explosions de Beyrouth mardi est un sel blanc et inodore utilisé comme base de nombreux engrais azotés sous forme de granulés, qui a causé de nombreux accidents industriels.

Les nitrates d’ammonium composent les engrais appelés ammonitrates, que les agriculteurs achètent en gros sacs ou en vrac. Ce ne sont pas des produits combustibles : ce sont des comburants, c’est-à-dire qu’ils permettent la combustion d’une autre substance déjà en feu. Ils sont difficiles à faire exploser seuls.

La détonation n’est possible que pour les dosages moyen et élevé, en présence d’une contamination ou d’une source intense de chaleur, et le stockage doit donc suivre des règles pour isoler le nitrate d’ammonium de liquides inflammables (essence, huiles…), de liquides corrosifs, de solides inflammables ou encore de substances qui dégagent une chaleur importante, parmi d’autres interdits, selon une fiche technique du ministère français de l’Agriculture.

De nombreuses tragédies dans le monde, accidentelles et criminelles, ont comme source le nitrate d’ammonium.

– Agence France-Presse

Quatre autres explosions majeures

Jilin, Chine

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

En 2005, des explosions successives dans une usine pétrochimique à Jilin, en Chine, ont libéré une nappe de polluants s’étendant sur près de 80 kilomètres. Sur notre photo, des poissons morts dans la rivière Songhua.

Le 13 novembre 2005, plusieurs explosions successives se produisent dans une usine pétrochimique à Jilin, une ville de plus de 4 millions d’habitants en Chine. On estime que la déflagration aurait été causée par une procédure ratée dans une unité de fabrication d’aniline. Une nappe de polluants de 80 kilomètres s’était alors déversée dans plusieurs fleuves chinois, mais aussi russes.

Enschede, Pays-Bas

PHOTO CHRISTOF STACHE, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le 13 mai 2000, un terrible incendie suivi d’une énorme explosion est survenu dans une usine de feux d’artifice à Enschede, dans l’est des Pays-Bas.

Le 13 mai 2000, un terrible incendie suivi d’une énorme explosion survient dans une usine de feux d’artifice à Enschede, dans l’est des Pays-Bas. La tragédie cause la mort de 23 personnes, en plus d’en blesser 947 autres. On surnomme encore aujourd’hui cette journée le « désastre des feux d’artifice ». Quelques semaines après, la Commission européenne a notamment resserré sa réglementation sur les explosifs et les matières pyrotechniques, en diminuant les quantités maximales autorisées.

Texas City, États-Unis

PHOTO FOURNIE PAR SPECIAL COLLECTIONS, UNIVERSITY OF HOUSTON LIBRARIES

Le SS High Flyer ou le SS Wilson B. Keene, trois jours après la catastrophe de Texas City

Le 16 avril 1947, le navire SS Grandcamp explose à l’entrée du port de Texas City, avec à son bord près de 3000 tonnes de nitrate d’ammonium. C’est un feu à l’intérieur du bateau qui a suscité l’explosion, malgré des tentatives répétées de l’équipage de freiner les flammes. Vu sa puissance, la déflagration provoque très rapidement un autre incendie dans un établissement de Monsanto situé à proximité. Au total, on estime que l’évènement a fait au moins 581 morts et plus de 3000 blessés déclarés.

Halifax, Canada

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

En 1917, des gens marchent à travers les ruines dans la ville d’Halifax, après qu’un bateau français qui transportait des munitions militaires jusqu’en Europe est entré en collision avec un navire norvégien.

Le 6 décembre 1917, en pleine première guerre mondiale, un bateau français qui transportait des munitions militaires jusqu’en Europe entre en collision avec un navire norvégien à Halifax. S’en suit alors un important incendie, et le bateau explose peu après. Les vagues causées par la déflagration ont aussi brisé des bâtiments et autres installations routières sur leur passage. On estime à ce jour qu’environ 2000 personnes ont péri lors de cette tragédie qui a marqué l’imaginaire collectif canadien sur plusieurs générations.