Ils sont nés après la guerre. Ils ont été bercés par les espoirs d’un Liban en paix. Aujourd’hui, la jeune génération réclame un changement radical. Et reste déchirée entre l’exil et la reconstruction.

(Beyrouth) Le rêve de la nouvelle génération

PHOTO HANNAH MCKAY, ARCHIVES REUTERS

Un militant fait flotter le drapeau libanais lors d’une manifestation dénonçant la classe politique à Beyrouth, le 10 août. Les jeunes Libanais ont soif de changements.

« Chaque 15 ans, le Liban est détruit, dénoncent Chady Kharrat. Assez. Notre génération n’est pas une génération de guerre. »

Quand la première explosion est survenue dans le port de Beyrouth, le 4 août, il se trouvait dans la salle des étudiants au huitième étage de l’hôpital Saint-Georges. Il discutait par vidéoconférence avec un ami et a regardé par la fenêtre donnant sur le port. « On a blagué que c’était peut-être un missile », raconte le jeune homme de 23 ans, dans un humour typiquement libanais.

Il s’est tourné pour reprendre ses occupations.

Lorsqu’il a de nouveau ouvert les yeux, il avait été projeté 10 mètres plus loin. Le plafond s’était effondré sur lui. Il saignait. Ses oreilles sifflaient.

Je me suis réveillé et j’ai entendu un cri. Je pouvais sentir le sang. Je pouvais sentir la destruction.

Chady Kharrat, étudiant en médecine

« Assez »

Rencontré dans l’appartement familial de Jal el Dib, au nord de Beyrouth, Chady Kharrat a du mal à marcher en raison d’une blessure au genou. Il a une coupure au-dessus de l’œil et des contusions dans le dos. Une culpabilité du survivant l’habite. Les scénarios se bousculent dans sa tête : s’il n’avait pas fait dos à la fenêtre quelques secondes avant l’explosion, s’il s’était trouvé quelques mètres plus loin, où un collègue infirmier est mort, si l’explosion était survenue avant le départ des employés de jour et la fin des consultations externes…

Il était déjà découragé du système politique. Avec la puissante explosion, comme un grand nombre de Libanais, il a dit : « assez ».

Des jeunes de sa génération, nés après la fin de la guerre civile, officiellement terminée en 1990, descendent dans les rues depuis octobre. Pour dénoncer la crise économique, pour décrier la corruption, pour réclamer rien de moins qu’un nouveau système politique. C’est leur « révolution ».

Le système politique libanais est confessionnel. L’État reconnaît officiellement 18 communautés religieuses. L’accord de Taëf, pour mettre fin à la guerre civile, a prévu une représentation égale d’élus des communautés musulmanes et chrétiennes. Cela avait pour but de répartir le pouvoir entre les différents groupes qui s’entredéchiraient depuis 15 ans, dans un espoir de paix.

Trente ans plus tard, de nombreux Libanais dénoncent le système basé sur l’appartenance à un clan. Les mêmes familles se succèdent dans les postes clés. Les emplois, particulièrement dans le domaine public, sont aussi attribués selon les différents groupes.

Les anciens chefs de milice sont devenus des politiciens démocratiquement élus.

Perte d’espoir

Rayan Haykal, professeur associé en économie à l’Université La Sagesse, est né au début de la guerre. « Moi-même, je fais partie d’une génération qui a vécu de l’espoir », dit-il.

On voulait que l’armée israélienne se retire et elle s’est retirée. On voulait que l’armée syrienne se retire et elle s’est retirée. On voulait combattre la corruption et mettre en place un État laïque sans criminels de guerre. Mais non, ils sont devenus présidents, députés, ministres par un vote, dans des élections démocratiques.

Rayan Haykal, professeur associé en économie à l’Université La Sagesse

Les élites politiques sont accusées de corruption endémique. Plus de 50 % des Libanais vivent maintenant sous le seuil de la pauvreté. Et même ceux qui ont encore de l’argent ne peuvent pas le sortir comme ils veulent de la banque.

La valeur de la livre libanaise a fondu. Or, le pays importe la majorité de ses produits, en dollars américains.

Le Liban devrait redevenir un pays producteur, avec des usines et des productions, croit M. Haykal. « Il faut s’enlever l’idée qu’on doit tout importer, souligne-t-il. Si on importe, c’est qu’il y a quelqu’un rattaché à un homme politique qui a intérêt à ce qu’on importe. »

Le coût de la vie et l’absence de réformes concrètes poussent beaucoup de Libanais à envisager l’émigration. « Je m’inquiète pour l’avenir de mes garçons », confie Mohammed Saeed Al-Masri, rencontré à Tripoli mercredi.

Je veux juste une vie normale, dans un endroit où les droits de l’homme sont respectés.

Mohammed Saeed Al-Masri, chauffeur de taxi de Tripoli

Le chauffeur de taxi de 35 ans conduit une vieille Mercedes 1977 au volant en bois. Il est immobilisé sur le bord de la route, attendant des clients potentiels. « J’ai étudié l’informatique, je travaillais dans une entreprise de technologie », soupire le père de deux enfants de 2 et 5 ans.

Fadia Karam avait l’habitude d’encourager les jeunes à reconstruire le pays. Aujourd’hui, elle doute.

Au milieu de son appartement de Beyrouth sens dessus dessous, aux portes arrachées et aux fenêtres éclatées par l’explosion, Mme Karam s’est maquillé les yeux, a revêtu une élégante robe grise et des souliers vernis rouges. L’ancienne enseignante, aujourd’hui âgée de 64 ans, a vécu les plus belles années du Liban, mais aussi les pires. « Depuis que je suis née, j’ai vécu tous les épisodes de leurs guerres, soupire-t-elle. On n’est pas obligés de vivre ça. » Elle n’a jamais voulu émigrer. « Je tenais à rester. À quoi ça a servi ? »

De jeunes Libanais rencontrés au cours de la dernière semaine se sont dit galvanisés par une nouvelle force après les explosions, attribuées à de la négligence de la part des dirigeants.

« Mes parents m’ont raconté que leurs parents disaient que le Liban était la Suisse du Moyen-Orient, dit Adam Kfoury, 14 ans, croisé samedi dernier avec sa famille dans une manifestation, le drapeau libanais à la main. J’ai toujours eu le rêve de ce pays. J’espère le ravoir. »

Une image que rejette M. Haykal, l’attribuant à une époque de blanchiment des capitaux.

À ses étudiants sollicitant ses conseils, il suggère de quitter le Liban.

Si une réforme économique viable est mise en place, il estime qu’il faudra attendre au moins cinq ans avant de voir des changements positifs. « La situation sera encore plus difficile dans les années à venir », prédit-il.

Chady Kharrat hésite de son côté entre partir ou rester. D’un côté, travailler à l’étranger voudrait dire pouvoir redonner à sa famille pour ses études en médecine. De l’autre, il croit que sa génération pourrait changer les choses.

« Quand je suis sorti de l’hôpital, quelqu’un en voiture m’a demandé où j’allais et m’a laissé monter, raconte-t-il. Nous n’avions pas de masque ou d’équipement de protection, mais il voulait aider. Je crois qu’il était musulman. J’ai toujours ma croix autour du cou. Ça lui était égal. On était du même âge, je pense. Quand cette génération va être au pouvoir, je crois que les choses vont changer. »

Le Hezbollah montré du doigt

PHOTO THAIER AL-SUDANI, ARCHIVES REUTERS

Les dessins appelant à la pendaison des dirigeants – comme ce graffiti sur un mur près d’un commerce détruit à Beyrouth – sont légion depuis la tragédie du port, autant sur les édifices de la capitale libanaise que sur les réseaux sociaux.

Une image de pendu est dessinée sur un escalier du quartier de Gemmayzeh, secteur branché de Beyrouth lourdement dévasté par les explosions au port. Il fait écho aux potences et aux mots-clics sur les réseaux sociaux appelant à la pendaison des dirigeants.

Les manifestants ont réclamé la démission du président Michel Aoun. « Hezbollah, terroriste », a aussi scandé la foule. D’autres ont dénoncé l’ingérence de l’Iran dans les affaires libanaises, une référence directe au groupe, soutenu par le régime de Téhéran.

Le parti islamiste chiite et ses alliés ont remporté plus de la moitié des sièges lors des élections législatives de 2018. Il figure sur la liste des groupes terroristes de plusieurs pays, dont le Canada. Il est hostile à Israël.

Des Libanais en colère ont accusé le Hezbollah d’isoler encore davantage le Liban, avec ses alliances politiques, et de favoriser ses intérêts hors du pays.

L’armement important du mouvement, seule milice à avoir gardé ses armes, et son soutien à Bachar al-Assad agacent ses détracteurs. Avec les sanctions imposées par les États-Unis contre les entités étrangères qui aident le régime syrien, des Libanais voient le Hezbollah comme un facteur de la dévaluation de la livre libanaise et de la pénurie de dollars américains.

Nada Faddoul fait partie des anciens supporters du groupe qui ont déchanté. La femme de 56 ans ne peut retenir ses crises de larmes depuis le 4 août. Elle se trouvait au centre-ville de Beyrouth au moment des explosions.

Elle a voté pour le président Michel Aoun. Elle était partisane du Hezbollah depuis ses débuts. Aujourd’hui, elle en veut à toute la classe politique pour la double explosion dans le port, attribuée à de la négligence.

Avec la crise économique, [mon soutien au Hezbollah] avait baissé à 50 %. Aujourd’hui, je suis 100 % apolitique, parce que c’est une question de Libanais contre Libanais, et non plus contre Israël.

Nada Faddoul, ex-partisane du Hezbollah

Malgré tout, le mouvement peut encore compter sur une partie de la population, particulièrement dans le sud du pays.

« Si [le chef du Hezbollah] Hassan Nasrallah demande de participer, ou pas, aux manifestations, ou de voter ou pas, ou d’aller à la guerre, je vais le faire », dit Ali, 30 ans.

La conversation se déroule via l’application WhatsApp. Le jeune homme du sud du pays refuse de rencontrer La Presse en personne ou de dévoiler son nom de famille.

PHOTO ALI HASHISHO, ARCHIVES REUTERS

Une photo du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, côtoie le drapeau jaune et vert du mouvement chiite, dans une rue de Sidon, ville de la côte sud du Liban, le 7 juillet.

Sa photo de profil montre Hassan Nasrallah.

Ali appuie certaines demandes des manifestants, comme des élections basées sur les compétences, et non sur la religion.

Un nouveau système politique au Liban ne voudrait pas dire pour autant que le Hezbollah et ses alliés politiques remporteraient le pari des élections, même s’ils ont obtenu une majorité des sièges en 2018, croit l’analyste politique Nabil El Khoury.

« Je pense que même les Américains font un lien étroit entre les réformes et la fin du pouvoir du Hezbollah », note-t-il.

Il a bon espoir de voir le système changer, mais juge qu’il faudra du temps. « Depuis 2015, on voit l’émergence de groupes de la société civile, de droite et de gauche, qui veulent un État de droit », souligne-t-il. Leur pression a poussé le Parlement à revoir la loi électorale. Adoptée en 2018, elle prévoit notamment un redécoupage des circonscriptions, permettant aux nouveaux groupes de se faire une place.