Neuf ans après le début du soulèvement syrien, la guerre civile qui a suivi amorce ce qui sera peut-être sa dernière phase. L’offensive lancée en décembre par les troupes de Damas contre le dernier repli des rebelles, à Idlib, a provoqué une crise humanitaire sans précédent. Coup d’œil sur une tragédie qui passe largement inaperçue. Un dossier d’Agnès Gruda

Une crise humanitaire sans précédent

PHOTO AAREF WATAD, AGENCE FRANCE-PRESSE

L’offensive déclenchée le 1er décembre a forcé des centaines de milliers de personnes, dont nombre de femmes et d’enfants, à fuir dans la province d’Idlib.

Ces jours-ci, dans la région d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, il y a des femmes enceintes qui supplient leur médecin de provoquer leur accouchement avant terme, dans l’espoir de fuir le plus vite possible avec leur nouveau-né dans les bras.

« Elles se précipitent à l’hôpital et demandent qu’on les fasse accoucher tout de suite pour pouvoir partir vers le nord », raconte Cristian Reynders, coordonnateur de Médecins sans frontières pour cette région du nord-ouest de la Syrie.

Cristian Reynders ne se trouve pas lui-même en Syrie, mais il est en contact constant avec du personnel médical dans la province d’Idlib. C’est comme ça qu’il a appris que les femmes sont pressées d’accoucher pour éviter de donner naissance à leur bébé au bord d’une route ou sous une tente.

L’offensive déclenchée le 1er décembre contre cet ultime repli des rebelles syriens est intense. Des habitants sont déchirés entre le désir de prendre la route pour sauver leur peau et celui de rester pour continuer à soigner leurs compatriotes.

Chaque jour, les gens font des choix inimaginables, des choix de vie ou de mort.

Cristian Reynders, coordonnateur de Médecins sans frontières pour le nord d’Idlib

Dans cette région du nord-ouest de la Syrie, une cinquantaine d’hôpitaux ont été ravagés par les bombes, d’autres ne sont plus que des coquilles vides, le personnel médical ayant fui devant l’avancée des troupes syriennes.

Depuis deux mois, les trois millions d’habitants vivant dans cette province réputée pour ses terres fertiles et ses oliveraies sont plongés dans un sauve-qui-peut général. C’est une crise humanitaire sans précédent, même à l’échelle syrienne, témoignent plusieurs responsables d’organisations humanitaires joints cette semaine.

Certains enfants n’ont même pas de chaussures, les gens s’entassent à deux ou trois familles sous une même tente, ils manquent de tout, d’eau, de nourriture, de matériel de chauffage, raconte un collaborateur de MSF dans la région d’Idlib, que nous appellerons Omar. Joint par La Presse, il a demandé à ne pas être nommé pour des raisons de sécurité.

La situation était déjà extrêmement précaire dans la région d’Idlib alors qu’une hausse soudaine de la valeur du dollar a fait doubler les prix des denrées de base, y compris le carburant, raconte Omar. L’offensive de Damas a propulsé sur les routes des gens qui avaient déjà de la peine à survivre.

Vagues successives

Idlib est cette ville du nord-ouest de la Syrie qui a accueilli les vagues successives de civils évacués à mesure que le régime de Bachar al-Assad chassait les rebelles de leurs territoires respectifs. Il y a eu ceux de Homs, ceux d’Alep, puis ceux de Daraya, suivis par les rescapés de la Ghouta orientale et de Deraa.

Des trois millions de personnes qui habitent la province d’Idlib, la moitié avaient déjà dû fuir au moins une, sinon deux ou trois fois depuis le début de la guerre civile syrienne, il y a neuf ans.

L’offensive déclenchée le 1er décembre a forcé des centaines de milliers de personnes à fuir une fois de plus. En deux mois, leur nombre a atteint 800 000 personnes, dont 60 % d’enfants. À la différence que cette fois, il n’y a nulle part où aller.

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Ce que MSF observe sur le terrain, ce sont « des milliers de familles qui bougent dans tous les sens, qui sautent sur des camions, des carrosses, des motos, avec leurs enfants, des gens qui prennent tout ce qu’ils peuvent emporter pour filer vers le nord d’Idlib, considéré comme une zone encore sûre », relate Cristian Reynders.

Ce sentiment de sécurité reste tout relatif, nuance-t-il, puisque les bombardements se poursuivent 10 kilomètres plus loin. « Ils voient les bombes tomber, les flammes surgissent de partout. »

Le drame de ce vaste déplacement humain, c’est qu’il n’y a plus de véritable refuge. Les gens sont bloqués, ils ne peuvent pas aller plus au nord, car la Turquie a scellé ses frontières. « Ils ne peuvent pas non plus aller vers l’est, ni vers l’ouest, ni vers le sud, et il y a les bombes qui tombent partout. »

La boue, la neige, le froid

La vague de nouveaux déplacés grossit à une vitesse phénoménale.

Les gens plantent leurs tentes dans du gravier, d’autres dorment en plein air, sous les oliviers, d’autres enfin s’abritent au bord de la route dans leur voiture.

Tout le monde souffre du froid, alors que le thermomètre reste accroché au-dessous de zéro. L’hypothermie guette les plus vulnérables. Une famille entière de déplacés, soit les parents avec deux jeunes enfants, est morte dans sa tente, dans la nuit de mardi à mercredi, intoxiqués au monoxyde de carbone, a confirmé Médecins sans frontières. Cette nuit-là, il y avait eu de la neige et de la pluie verglaçante. Leur appareil de chauffage improvisé était inadéquat. MSF craint que des cas de ce genre ne se multiplient.

Depuis le 1er décembre, des villes entières ont été vidées sous l’avance des troupes loyalistes.

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« La vaste majorité des gens avaient déjà été déplacés, leur résilience a été éprouvée, ils n’ont plus de ressources, ils s’installent sur des bouts de terrain couverts de boue ou de neige, ils dorment dans des autos, ou sous les arbres », dit David Swanson, du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA).

« Ils se réveillent le matin et ils n’ont aucune idée de la direction dans laquelle ils devraient aller, leurs conditions sont absolument épouvantables. »

L’autoroute

Saraqib, Khan Cheykhoun, Maarrat al-Numan : ces municipalités de l’extrémité sud de la province d’Idlib bordent l’autoroute M5, principale route permettant de relier la frontière jordanienne à la frontière turque, et coupant la Syrie en deux dans l’axe nord-sud.

Elles sont toutes tombées entre les mains de Damas au cours des dernières semaines. Et à mesure que les troupes syriennes progressent, de nouvelles bourgades se vident de leurs habitants.

Dans la masse de déplacés, il y a beaucoup de femmes et d’enfants, des malades chroniques, des personnes qui ont besoin de dialyse ou des diabétiques, des gens vulnérables qui n’aspirent même plus à entrer en Turquie, car ils n’ont plus un sou en poche.

C’est une population qui a énormément de besoins, qui n’a plus accès aux soins, qui fait face à une pénurie de médicaments et de matériel médical, vous ne pouvez pas imaginer la souffrance des bébés, des femmes qui leur donnent le sein, dans le froid.

Mahmoud Daher, responsable du bureau de l’Organisation mondiale de la santé à Gaziantep, dans le sud de la Turquie

Malgré tout, les gens continuent à fuir. Même s’ils ne savent pas où aller. Même s’ils sont condamnés à dormir à la belle étoile, dans un froid glacial.

« Tout ce qu’ils veulent, c’est être en sécurité, même sous une tente sur le gravier », dit Cristian Reynders.

Où est le monde ?

Cette crise humanitaire d’une rare amplitude passe largement inaperçue.

« Sans doute à cause de la lassitude qu’inspire ce conflit qui dure depuis neuf ans, l’opinion publique a développé une sorte de tolérance face à cette situation », avance Mahmoud Daher.

« Il y a une forte perception, dans la communauté internationale, que la guerre syrienne entre dans sa dernière phase, quoi qu’on fasse », dit David Swanson. Une sorte de fatalisme : attendons un peu et ça finira par finir.

Mais en attendant que cette guerre s’achève, des centaines de milliers de rescapés se lèvent le matin sans savoir où aller pour éviter les bombes. Et des femmes enceintes demandent à leur médecin de précipiter la naissance de leur bébé, pour éviter d’accoucher dans un champ, sous la neige ou la pluie.

Une offensive limitée ?

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L’armée syrienne veut surtout reprendre le contrôle de l’autoroute qui traverse le pays du nord au sud, de la frontière turque à la frontière jordanienne, affirment les analystes. C’est aussi le principal axe routier entre Damas et Alep.

Quels sont les objectifs poursuivis par Bachar al-Assad avec cette nouvelle offensive contre la province d’Idlib ?

L’armée syrienne veut surtout reprendre le contrôle de l’autoroute qui traverse le pays du nord au sud, de la frontière turque à la frontière jordanienne, affirment les analystes. C’est aussi le principal axe routier entre Damas et Alep.

Cette offensive se déploie aussi sur un autre front, signale le géographe français Fabrice Balanche, spécialiste du Moyen-Orient affilié à l’Université Lumière Lyon 2. Les troupes syriennes veulent repousser les rebelles qui menacent toujours Alep à une dizaine de kilomètres de cette ville, signale l’expert.

Ce dernier croit qu’une fois ces objectifs atteints, le régime syrien prendra une pause pour reconstituer une ligne de défense. L’armée syrienne est très faible, elle ne compte que 30 000 hommes, note Salam Kawakibi, chercheur au Centre arabe de recherches et d’études politiques à Paris. Cela dit, le président Bachar al-Assad n’est pas maître du conflit qui se joue actuellement dans le nord-ouest de la Syrie. Il y a d’autres acteurs, notamment la Russie et la Turquie. Il n’est pas impossible que la Russie, qui appuie l’offensive syrienne, décide de la poursuivre au-delà de ces premiers objectifs. « Bachar al-Assad ne décide rien, c’est la Russie qui décidera quand cette offensive va s’arrêter », souligne Salam Kawakibi.

Mais que ce soit maintenant ou plus tard, la Syrie voudra reprendre le contrôle de toute la province d’Idlib, y compris son centre urbain.

Au cours des derniers jours, il y a eu des confrontations militaires entre les troupes turques et l’armée syrienne. Comment les interpréter ?

Ces tensions s’inscrivent dans le cadre du conflit pour le partage du contrôle du territoire syrien. Par exemple, la Turquie, qui a placé ses pions au Kurdistan syrien, veut continuer à exercer un contrôle sur cette bande de territoire pour éloigner les forces kurdes de sa frontière. La Turquie est actuellement présente dans la province d’Idlib, en vertu des « accords de Sotchi » signés entre Moscou et Ankara en septembre 2018 et prévoyant la création d’une zone de désescalade, sous surveillance de 12 postes militaires turcs. La Turquie accuse la Syrie de ne pas avoir respecté les termes de cet accord.

Selon Fabrice Balanche, la Turquie serait aujourd’hui prête à échanger des bouts de territoires d’Idlib contre un meilleur contrôle du Kurdistan. Les Kurdes qui ont contrôlé ce territoire pendant la guerre contre le groupe État islamique n’ont pas non plus jeté l’éponge : ils négocient avec la Russie leur future présence dans le nord-est de la Syrie. La suite des choses dépend donc, notamment, de l’issue de ces négociations. Et la situation est évidemment très explosive.

Qu’arrivera-t-il des 700 000 personnes déplacées qui fuient la violence à Idlib ?

Depuis le déclenchement de l’offensive contre Idlib, ce sont près de 700 000 personnes qui ont fui la province, soit vers le nord, soit vers la frontière turque. Elles s’ajoutent aux 400 000 personnes déplacées qui sont déjà coincées à la frontière. La Turquie, qui accueille déjà 3,5 millions de réfugiés syriens, refuse d’ouvrir ses frontières pour recevoir cette nouvelle vague de rescapés. Par contre, elle pourrait décider de les installer plus à l’est, au Kurdistan syrien, où elle avait fait une incursion pour refouler les forces kurdes, en octobre 2019.

Les rescapés d’Idlib, dont plusieurs sont des opposants au régime syrien, craignent de tomber sous le contrôle de Bachar al-Assad. Mais la perspective d’être parqués dans une zone peu développée, exposée à une grande insécurité, n’est pas très réjouissante, note Fabrice Balanche. « On risque de se retrouver avec une sorte de Gaza bis dans le nord de la Syrie », dit-il.

Contrairement à ce que nous affirmions dans une version précédente, MSF n'a pas perdu quatre collaborateurs dans la région d'Idlib depuis le déclenchement de l'offensive du régime syrien il y a 2 mois. Nos excuses.