9,7 millions d’Afghans sont appelés aux urnes aujourd’hui pour élire leur président, sur fond de terreur et d’incertitude

Quel a été le conflit le plus meurtrier de 2018 ? Non, ce n’est pas la guerre qui ravage la Syrie, ni celle qui affame le Yémen. Le pays où les combats ont fait le plus de morts l’an dernier est… l’Afghanistan.

Et tout indique qu’en 2019, ce sera pire. Durant les six premiers mois de l’année, le programme de données sur les conflits de l’Université d’Uppsala, en Suède, a recensé 14 000 morts dues, essentiellement, au conflit entre le gouvernement de Kaboul et les rebelles talibans. C’est 3000 de plus que pour la même période un an plus tôt.

Dix-huit ans après l’opération « Liberté immuable » déclenchée par les États-Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, l’Afghanistan atteint des sommets de violence.

Et des millions d’Afghans vivent aujourd’hui, à des degrés divers, sous le contrôle des talibans – ceux qu’une coalition internationale avait, à l’époque, chassés du pouvoir.

Difficile d’estimer avec précision la proportion de la population afghane qui vit sous une administration de talibans. Mais ce qu’on peut dire avec certitude, note Laurel Miller, directrice du programme Asie de l’institut de recherche International Crisis Group, c’est que « les talibans contrôlent plus de territoire qu’ils n’en ont jamais contrôlé depuis 2001 ».

Voilà la toile de fond du premier tour de la présidentielle qui se déroule aujourd’hui dans un climat où domine la peur. Dix-huit candidats sont en lice pour la présidence, mais d’ores et déjà, on sait que la partie se joue entre le président sortant, Ashraf Ghani, et Abdullah Abdullah, son rival de 2014, qui joue le rôle de numéro deux au sein de l’exécutif.

Il y a cinq ans, ces deux mêmes candidats, arrivés en tête, s’étaient mutuellement accusés de corruption. Et c’est l’ancien secrétaire d’État américain John Kerry qui avait négocié un accord de partage du pouvoir entre les deux ennemis jurés.

Sauf que la mayonnaise n’a jamais vraiment pris entre eux. « Le gouvernement d’unité nationale ne s’est jamais vraiment uni », résume Laurel Miller.

« La démocratie afghane est extrêmement faible, la corruption est généralisée et l’élection présidentielle sera probablement marquée par la fraude et des attaques meurtrières », prévoit-elle avec pessimisme.

Ce que les observateurs de la scène afghane craignent, c’est que les deux hommes, qui se sont à peine côtoyés alors qu’ils partageaient le pouvoir, ne s’affrontent à nouveau, comme ils l’avaient fait en 2014, au lendemain du vote. Déjà, Ashraf Ghani a annoncé ses couleurs : pas question de participer à un autre gouvernement d’union. Or, cette fois, il n’y a pas de médiateur américain en vue…

Bref, peu importent les résultats, les lendemains du vote risquent d’être houleux.

Drôle de campagne

La campagne électorale en vue du vote d’aujourd’hui aura été ultra brève : deux semaines à peine. C’est que la tenue du scrutin est restée longtemps incertaine. La date de la présidentielle avait déjà été reportée deux fois. Et tant que les États-Unis poursuivaient leurs négociations avec les talibans, dans l’espoir de les inciter à discuter d’accords de paix avec le gouvernement afghan, tous s’attendaient à ce que le jour du vote soit repoussé une fois de plus.

Ce n’est qu’à compter du 7 septembre, jour où le président Donald Trump a annoncé la rupture des pourparlers, que le rendez-vous électoral est devenu incontournable.

C’est aussi à compter de cette date que les talibans, qui s’opposent au processus électoral et estiment que les dirigeants actuels constituent un gouvernement fantoche, ont accéléré le rythme des attentats.

Le 17 septembre, ils ont visé l’un des rarissimes rassemblements électoraux d’Ashraf Ghani. Bilan : 26 morts. Un carnage. Depuis, le président sortant a fait sa campagne exclusivement sur les réseaux sociaux. Il y organise des concours pour des électeurs qui prennent des égoportraits sur fond d’affiches électorales. Les meilleures photos sont récompensées par un prix !

Quant aux rassemblements politiques, ils se tiennent dorénavant… sur Skype. Dans un pays au réseau internet déficient, ce lieu de rencontre n’est accessible qu’à une minorité de privilégiés.

Le danger est encore plus grand aujourd’hui : les talibans ont averti les électeurs qu’ils avaient intérêt à rester chez eux, s’ils tiennent à leur sécurité. Et déjà, un tiers des bureaux de vote ont été fermés pour des raisons de sécurité.

Et c’est peut-être là l’aspect le plus inusité de cette campagne électorale menée à l’ombre de la peur : c’est que le véritable rival du président actuel, ce ne sont pas tant ses 17 adversaires que les talibans qui cherchent à empêcher la tenue du vote.

Ces talibans exercent déjà un contrôle sur des millions d’Afghans. Même s’ils ne figurent pas sur les bulletins de vote.

« La gouvernance des talibans est plus cohérente que jamais [depuis 2001], avec des commissions de haut niveau qui gèrent des secteurs tels que la finance, la santé, l’éducation, la justice et la taxation, avec des chaînes de commandement claires venant du leadership établi au Pakistan », écrit Ashley Jackson, dans un rapport du centre de recherche britannique Overseas Development Institute, dans un article paru dans Foreign Policy.

En 2017, selon cette spécialiste qui a interviewé de nombreux militants et chefs talibans, ces derniers contrôlaient ou influençaient près de la moitié des districts du pays. À titre d’exemple, ils contrôlent le quart du réseau téléphonique, et perçoivent le paiement des factures d’électricité dans 8 des 34 provinces afghanes.

L’étendue de la gouvernance des talibans démontre qu’ils n’ont pas besoin d’occuper formellement un territoire pour contrôler ce qui s’y passe.

Ashley Jackson, spécialiste des talibans

Pas besoin, non plus, de présenter des candidats à des élections…

Tout ça pour ça ?

Dans ce contexte, la perspective d’un processus électoral crédible est peu réaliste, juge Ashley Jackson.

« Le système de pouvoir afghan est tellement centralisé que les conflits sont pratiquement inévitables », fait valoir Laurel Miller.

Ce qui l’inquiète particulièrement, c’est qu’à défaut d’une majorité claire au vote d’aujourd’hui, le deuxième tour devra attendre au printemps, en raison de la météo et de son impact sur les conditions routières.

« Cela créerait des mois d’instabilité. »

Dans ce contexte, à quoi bon tenir ce vote ? « Parce qu’il n’y a pas le choix, dit Laurel Miller, parce qu’autrement, le gouvernement deviendrait encore plus faible qu’aujourd’hui. »

Et aussi parce que, assure-t-elle, de nombreux Afghans tiennent à aller voter. Envers et contre tout.

Principaux candidats à la présidentielle

Ashraf Ghani
Président sortant, cet ancien économiste de la Banque mondiale avait promis de reconstruire son pays, mais son bilan à la présidence n’est pas très brillant. Le taux de pauvreté, par exemple, est passé de 38 % à 55 % entre 2011 et aujourd’hui. Les talibans le considèrent comme une marionnette des Occidentaux.

Abdullah Abdullah
Cet ophtalmologiste a été battu à deux reprises, et siège comme numéro deux de l’exécutif depuis l’élection de 2014. Issu de la minorité tadjike, il avait aussi été le bras droit du commandant Ahmed Chah Massoud, seigneur de la guerre qui avait combattu l’occupation soviétique puis les talibans, et qui a été assassiné deux jours avant les attentats du 11 septembre 2001.

Gulbuddin Hekmatyar
Il est l’un des seigneurs de la guerre les plus sanglants de l’histoire de l’Afghanistan, accusé d’avoir tué des milliers de personnes durant la guerre civile de 1992-1996. Son surnom, le boucher de Kaboul, en dit long sur ses faits de guerre. Washington le considère comme un terroriste, mais il a fait un retour surprenant en politique en 2017, après que sa brigade extrémiste eut conclu un accord de paix avec le président Ghani.

Ahmad Wali Massoud
Frère cadet du commandant Massoud, Ahmad Wali Massoud a exercé les fonctions d’ambassadeur d’Afghanistan au Royaume-Uni, mais n’a pas d’autre expérience politique significative. Il table sur la notoriété de son frère, assassiné en septembre 2001.