(Israël) Des milliers de locataires qui peinent à se loger, des propriétaires d’hôtels qui dénoncent une « concurrence déloyale », des résidants qui se tournent vers les tribunaux et des politiciens montrés du doigt. L’absence de réglementation entourant Airbnb à Tel-Aviv est en train de faire tourner au vinaigre un mariage qui avait pourtant bien commencé.

« Il n’y a plus d’appartements ici »

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La croissance exponentielle d’Airbnb à Tel-Aviv va de pair avec la popularité de la ville auprès des touristes, souvent très jeunes et friands de ses plages et de sa vie nocturne. Les conséquences sont néanmoins majeures pour les habitants. Certains estiment que la ville est en train de perdre son âme.

« J’espère que vous ne cherchez pas un appartement à louer ici, demande un homme à vélo au représentant de La Presse, arrêté devant la vitrine d’une petite agence immobilière du quartier yéménite de Tel-Aviv. Oubliez ça. Il n’y en a plus ici. Ça fait plus de quatre mois que j’en cherche un pour loger ma famille », dit-il avant de repartir aussitôt.

Dans ce quartier qui a longtemps résisté au rythme effréné de la capitale économique d’Israël, coincé entre la Méditerranée et le grand chouk (marché) de la ville, le nombre d’appartements à louer pour les résidants ne cesse de diminuer depuis quelques années.

En revanche, le nombre de ceux qui sont offerts à court terme aux touristes a grimpé en flèche, et le bruit des valises qui roulent dans ses rues étroites et désordonnées est devenu un des symboles de sa transformation en haut lieu du tourisme.

La popularité du quartier auprès des touristes est telle que 16 % de ses appartements se trouvent aujourd’hui en location à court terme sur la plateforme Airbnb, selon une étude publiée en mai par la section israélienne du collectif international Yes In My Backyard (Oui, dans ma cour). Ce mouvement, en opposition au Pas dans ma cour, fait la promotion, par la recherche, du développement des villes en sensibilisant les promoteurs immobiliers aux besoins des habitants.

Au cours des trois dernières années, plus de la moitié des nouveaux appartements construits à Tel-Aviv ont été placés directement pour la location à court terme. Près de 1200 sur les 2000 qui sont construits chaque année.

Maayan Nesher, économiste qui a mené l’étude

Dans sa recherche, qui s’appuie notamment sur les données du site AirDNA, qui analyse les différents marchés d’Airbnb, Mme Nesher a découvert que 2,4 % des 205 500 appartements de Tel-Aviv sont loués exclusivement sur Airbnb. C’est plus que New York, Barcelone et Berlin… réunis.

« Pourquoi nous retrouvons-nous au sommet parmi les villes du monde ? Simplement en raison de l’absence de réglementation. Il y a des règles à suivre à Paris, Berlin, Amsterdam, Barcelone, etc. Rien à Tel-Aviv. Rien », explique-t-elle.

« Un enfer »

L’essor fulgurant d’Airbnb à Tel-Aviv va de pair avec la popularité de « la ville qui n’arrête jamais » auprès de la clientèle touristique, souvent très jeune et friande de ses plages, de sa vie nocturne, de ses bonnes tables et de sa tolérance.

Son arrivée a donc contribué à combler un manque d’hébergement, surtout de chambres d’hôtel bon marché, aidant la Ville à poursuivre son offensive pour attirer toujours plus de visiteurs, note Etan Schwartz, directeur général de Tel-Aviv Global, un organisme paramunicipal de développement économique et touristique. C’est lui qui s’occupe de ce qui est devenu le « dossier Airbnb ».

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Les résidants des quartiers centraux déplorent les effets négatifs d’Airbnb sur leur qualité de vie. Le nombre d’appartements disponibles à long terme se raréfie et les prix grimpent sans cesse.

Mais cela a un prix pour les habitants de la Ville, qui voient le prix des loyers grimper en flèche en raison de la diminution de l’offre – environ 10 % par année dans certains cas, parfois plus. À cela s’ajoute la transformation des quartiers centraux qui touche durement les résidants.

Un groupe de citoyens a d’ailleurs déposé une requête devant une cour municipale à la fin du mois de juillet, pressant le maire Ron Huldai d’exiger des permis pour les hôtes qui louent leur appartement exclusivement sur Airbnb. Les plaignants dénoncent la dégradation de la qualité de vie dans leur quartier, qu’ils attribuent à l’afflux de touristes dans des immeubles d’appartements occupés seulement par des résidants il n’y a encore pas si longtemps.

« L’enjeu dans notre requête, c’est que la qualité de vie des résidants est sérieusement affectée », affirme Merav Tabib, l’avocate qui pilote le dossier.

Pour plusieurs, c’est devenu un enfer. C’est un peu comme si votre immeuble devenait une gare d’autobus. Ils vivent des problèmes avec les fêtes qui sont organisées, l’alcool, la drogue, les déchets, le va-et-vient, etc.

Merav Tabib, avocate

Hausse de la taxe municipale

Plus tôt en juillet, le conseil municipal a voté un règlement pour doubler les taxes municipales des propriétaires qui offrent leur logis en location à court terme. Cependant, cette mesure doit recevoir l’aval du ministère de l’Intérieur.

De plus, ajoute Etan Schwartz, « nous attendons que le prochain gouvernement, qui sera élu en septembre, légifère pour baliser les règles de fonctionnement d’Airbnb dans le pays. À cet égard, nous avons déjà proposé un plan dans lequel nous proposons de permettre la location d’appartement sur la plateforme, mais pour un maximum de 90 jours par année. Au-delà de cette limite, la location serait déclarée illégale ». Selon lui, la municipalité a les mains liées en attendant que des règles claires soient votées par la Knesset.

Un argument qui ne tient pas la route, dit Merav Tabib, qui avance que doubler les taxes municipales pour ceux qui louent leur appartement seulement à court terme ne fera qu’enrichir la municipalité.

« L’absence de réglementation à Tel-Aviv contrevient à deux lois. Cela est la base de notre requête. D’abord, cela entre en contradiction avec la nature des permis qui sont accordés pour la construction résidentielle. Ces permis doivent servir uniquement à cet usage. Si votre appartement devient un commerce [hôtelier], vous devez obtenir un permis en ce sens. Et toute une gamme de règles accompagne ce type de permis. Et c’est la municipalité qui a le pouvoir de faire appliquer ces règles. »

« Ensuite, le fait que la Ville n’impose pas de règles aux locateurs sur Airbnb contrevient à la Loi sur l’aménagement du territoire. Celle-ci interdit que des commerces s’installent là où des permis de construction pour usage résidentiel ont été délivrés. Et la responsabilité de s’assurer que cette loi soit respectée revient aussi à la Ville. Y contrevenir est une infraction criminelle. »

Peu d’enquêtes

À ce jour, le seul règlement auquel les hôtes d’Airbnb doivent se conformer est la déclaration de leurs revenus supplémentaires auprès du ministère des Finances israélien. Pendant les années où elle était chargée des dossiers d’habitation au Bureau du budget du Ministère, l’économiste Maayan Nesher dit avoir dénoncé cette situation.

« J’ai demandé qu’ils fassent quelque chose en 2016. Je ne suis plus là maintenant, mais je leur ai demandé dernièrement où ils en étaient dans ce dossier. Ils m’ont répondu qu’ils avaient ouvert près de 300 enquêtes… dans tout le pays. Mais seulement à Tel-Aviv, il y en a plus de 10 000. Autrement dit, une personne qui loue son appartement sur Airbnb, occasionnellement ou à temps plein, et qui en tire des revenus supplémentaires, qui sont souvent très importants, peut dormir tranquille », déplore-t-elle.

Etan Schwartz admet qu’il est temps que la Ville impose des balises aux locateurs. Et lui aussi note que les autorités fiscales israéliennes « n’exercent pas un contrôle très serré » par rapport aux revenus supplémentaires générés par ceux qui proposent leur demeure aux touristes.

De son côté, Airbnb dit vouloir être un « bon partenaire en Israël, sur des mesures qui s’appliquent à toute l’industrie et qui font l’affaire de tout le monde dans le pays ». « C’est pourquoi nous avons exprimé notre désir de rencontrer les autorités municipales et tous les autres acteurs de l’industrie. Nous avons transmis des outils que nous avons déjà employés avec succès dans d’autres pays », dit Kirstin MacLeod, porte-parole de l’entreprise.

Présence dérangeante

Malgré cette volonté, la présence du géant de la location à court terme dérange manifestement. « Il y a trois paramètres importants pour mesurer à quel point l’essor d’Airbnb à Tel-Aviv dérange, ajoute Etan Schwartz. D’abord, la contestation citoyenne. Ensuite, les pressions politiques et, finalement, la contestation des hôteliers [voir l’onglet suivant]. Ces trois éléments sont réunis en ce moment. C’est pourquoi nous désirons agir avant que ces différentes formes de contestation prennent de l’ampleur », précise-t-il.

« Airbnb enlève entre 7000 et 8000 appartements du marché de la location en ce moment. C’est pour cette raison que nous devons agir pour qu’ils redeviennent disponibles pour les résidants de la ville », ajoute-t-il.

Mais pour Merav Tabib, le problème va encore plus loin que la pénurie d’appartements à louer. « Cela dénature les quartiers de Tel-Aviv, où de nombreux habitants doivent partir parce qu’il n’y a plus d’appartements à louer, et ce sont les touristes qui prennent leur place. À long terme, c’est le cœur et l’âme de Tel-Aviv qui sont en danger. »

Des hôteliers aux abois

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Tel-Aviv compte aujourd’hui 8700 chambres d’hôtel, contre plus de 10 000 appartements en location sur Airbnb. Un ratio de 115 %. S’estimant lésés, les hôteliers montrent du doigt l’absence de réglementation pour les locateurs d’appartements.

La voix douce et posée d’Eli Ziv contraste avec la dureté de ses propos. « Pour nous, aujourd’hui, Airbnb, c’est du marché noir à Tel-Aviv. Totalement. »

Le directeur général de l’Association des hôteliers de Tel-Aviv ne se dit pas friand d’Airbnb, mais il en a plutôt contre la municipalité, qu’il tente depuis longtemps de convaincre pour qu’elle impose des balises claires à l’endroit de l’entreprise américaine.

« Airbnb opère dans un cadre réglementaire inexistant. Si vous voulez construire un hôtel en Israël, ça prendra à peu près sept ans. Avec tous les permis nécessaires. Une fois que vous ouvrez finalement vos portes, vous voyez que l’immeuble de l’autre côté de la rue fait la même chose que vous, sans permis, sans se soucier du zonage, sans payer de taxes. Aucune réglementation », dénonce-t-il.

« Nous avons demandé à la municipalité, au maire Ron Huldai, de faire leur travail. C’est vrai qu’il y a des aspects du problème qui relèvent du gouvernement. Mais les permis de construction, ceux pour ouvrir des commerces et les taxes municipales, c’est de leur ressort. Mais pour plein de raisons, souvent politiques, personne ne semble vouloir s’occuper du problème. […] Nous sommes un pays libre. Tout le monde peut faire ce qu’il veut. En respectant la loi, par contre. Si vous voulez jouer à l’hôtel, d’accord. Mais il faut que tous jouent selon les mêmes règles. C’est une question de bons sens, de fair-play. »

Halte aux projets d’expansion

Tel-Aviv compte 8700 chambres d’hôtel (11 000 dans sa grande région métropolitaine)*, contre plus de 10 000 appartements en location sur Airbnb. Un ratio de 115 %. Son industrie touristique tourne à plein régime, et les chambres d’hôtel se louent à prix d’or, mais les hôteliers digèrent quand même mal le flou réglementaire dans lequel fonctionne Airbnb et ce qu’ils qualifient de « laxisme » des autorités par rapport à cette question.

Non pas parce que la plateforme les empêche de remplir leurs établissements, pour le moment. Mais plutôt parce que, dans les conditions actuelles, elle freine une partie de leurs plans d’expansion et rend leur avenir un peu plus incertain.

Le prix moyen d’un logement loué sur Airbnb à Tel-Aviv est de 183 $US. Un des plus élevés du monde. C’est là que le bât blesse, selon M. Ziv. « Aujourd’hui à Tel-Aviv, personne ne va construire un hôtel 3 étoiles. Il y a à peine 900 chambres dans cette catégorie. »

Les entreprises qui avaient des projets de construction d’hôtels 3 étoiles les ont tous arrêtés. Pourquoi ? Parce que la pression sur les prix est trop forte. Ils ne peuvent pas concurrencer avec Airbnb.

Eli Ziv, DG de l’Association des hôteliers de Tel-Aviv

Pour les hôteliers, le règlement adopté par la Ville de doubler la taxe municipale à ceux qui louent leur demeure uniquement aux touristes – une de leurs demandes – est un pas dans la bonne direction. Mais il ne va pas assez loin. « Ils vont payer, ils vont se dire OK, pas de problème. Il ne faut pas oublier que près de 60 % de ces appartements sont dans les mains d’entreprises qui s’occupent de les louer », avance Eli Ziv.

Ce dernier se dit d’accord pour que les propriétaires obtiennent le droit d’accueillir des touristes moins de 90 jours par année. Mais pour plus longtemps, « ils devraient aller chercher un permis à la Ville avec un numéro d’identification. Ainsi, la municipalité et le gouvernement pourront savoir qui fait quoi tout en appliquant les règles fiscales. »

« Des permissions écrites de la part des voisins devraient aussi être exigées, ajoute-t-il. Imaginez, vous achetez un appartement, et soudainement, la moitié de votre immeuble devient un hôtel. […] C’était un petit problème au début qui n’a pas été réglé. Il est maintenant hors de contrôle. »

* Pour comparaison, l’île de Montréal compte 25 000 chambres d’hôtel, dont 16 000 au centre-ville, selon les données de Tourisme Montréal