Après l'exécution d'un leader chiite en Arabie saoudite samedi, rien ne va plus entre le royaume du roi Salmane et le régime des Ayatollahs de l'Iran. Hier, alors que la tension était à son comble, les pays de la région ont chacun choisi leur camp. Une guerre entre les titans sunnite et chiite du Moyen-Orient est-elle possible? Nos explications.

Il y a un mois, l'Arabie saoudite et l'Iran, les deux plus grands rivaux du Moyen-Orient, ont surpris le monde diplomatique en s'assoyant à la même table pour parler de la sortie de crise en Syrie. Ce week-end, cette accalmie dans les relations entre les deux poids lourds du monde musulman a volé en éclats. Les enjeux en quatre questions et réponses.

Qu'est-ce qui explique le regain de tension entre l'Arabie saoudite et l'Iran ?

Samedi, l'Arabie saoudite a annoncé qu'elle venait d'exécuter Nimr Baqer al-Nimr, chef religieux et figure de proue de la minorité chiite au sein du royaume saoudien, dominé par une famille sunnite. Dans les heures qui ont suivi, des manifestations ont éclaté parmi les communautés chiites du monde musulman, soit à Bahreïn, en Irak, au Liban, au Cachemire indien, au Pakistan et en Iran. Dans ce dernier pays, des protestataires ont pris d'assaut et incendié l'ambassade d'Arabie saoudite à Téhéran ainsi que le consulat du royaume wahhabite à Machhad, deuxième ville en importance de la République islamique iranienne, contrôlée par les religieux chiites. Dimanche, le guide suprême de l'Iran, l'ayatollah Khamenei, a affirmé que « la main divine vengerait » le cheikh Nimr Baqer al-Nimr.

De son côté, après l'attaque de ses représentations en Iran, l'Arabie saoudite a décidé de couper ses liens diplomatiques avec l'Iran et de mettre fin à toutes les liaisons aériennes entre les deux pays. Hier, se rangeant du côté de Riyad, plusieurs pays, dont Bahreïn, le Soudan et les Émirats arabes unis, ont aussi décidé de suspendre ou de limiter leurs relations avec l'Iran.



Pourquoi, dans un climat tendu, l'Arabie saoudite a-t-elle décidé d'aller de l'avant avec l'exécution du dignitaire chiite ?

Selon Thomas Juneau, expert du Moyen-Orient et professeur adjoint à l'École supérieure d'affaires publiques et internationales de l'Université d'Ottawa, l'Arabie saoudite était consciente de l'impact que pouvait avoir l'exécution du dignitaire chiite. « C'est très provocant », dit l'expert. Il ajoute que le geste saoudien n'est pas étranger à l'arrivée au pouvoir il y a un an du nouveau roi Salmane, plus répressif que son prédécesseur. « Le régime est plus agressif en matière de politique étrangère et plus répressif envers ses opposants. C'est une dictature brutale, et le nouveau roi a fermé la porte à tous les opposants, qu'ils soient libéraux, comme Raif Badawi, chiites, comme Nimr al-Nimr ou extrémistes islamistes sunnites », dit Thomas Juneau.

En exécutant une figure de proue de la minorité chiite, le roi a voulu faire taire toute dissension au sein de cette communauté, qui représente un peu plus de 10 % de la population saoudienne et qui est victime de discrimination sévère, croit Thomas Juneau. « Il a aussi envoyé un message pour dire à l'Iran que l'Arabie saoudite ne le laissera pas prendre toute la place dans la région », note l'expert.

L'Iran et l'Arabie saoudite sont des rivaux de longue date. Pourquoi le ton monte-t-il maintenant ?

Professeur au département des études de la défense du Collège des Forces canadiennes, Pierre Pahlavi note que le conflit entre les deux pays s'est aggravé au cours de la dernière année, notamment à la suite de la signature de l'accord nucléaire iranien, qui a permis à la République islamique de se réhabiliter sur la scène internationale. « On pensait avoir évité la guerre entre l'Iran et Israël, mais en signant l'accord, on démarrait le processus de vengeance saoudien contre l'Iran », dit le politologue. Selon lui, l'Arabie saoudite est convaincue que tous les gains de l'Iran sur le plan international se feront à ses dépens. « Ils ont peur de voir l'Iran devenir le gendarme du Moyen-Orient comme pendant la période du chah », dit-il. Il note que les deux pays ont multiplié les provocations au cours de l'année, d'abord en s'affrontant par procuration sur plusieurs terrains, dont la Syrie, l'Égypte et le Yémen. Dans ces deux derniers pays, l'Iran soutient des groupes opposés à l'Arabie saoudite.

«On en parle peu, mais l'Arabie saoudite a relancé son programme nucléaire civil. Ils ont aussi joué la carte des hydrocarbures», note-t-il. En gardant sa production élevée, l'Arabie saoudite a fait chuter les prix du pétrole et eu un impact direct sur l'économie iranienne. «L'Arabie saoudite a l'impression de perdre la partie, donc elle joue maintenant la carte de la déstabilisation et de l'empoisonnement des relations chiites-sunnites», dit Pierre Pahlavi.

Peut-on s'attendre à ce que l'escalade continue jusqu'à une confrontation militaire entre les deux pays ?

«Depuis des années, il y a une guerre froide entre les deux pays qui ne demande qu'à devenir chaude», croit Pierre Pahlavi, qui craint que le conflit ne s'envenime. «On n'a jamais été aussi proche d'un affrontement direct», dit l'expert. Thomas Juneau, pour sa part, croit que les deux pays vont continuer à se faire la guerre par procuration dans les pays de la région, mais éviteront toute confrontation militaire directe. «Je ne suis pas optimiste, mais je ne pense pas qu'on s'en va en guerre. Les deux pays ont trop à perdre», dit-il. Il s'attend à voir des gestes de désescalade au cours des prochains jours.

Hier déjà, plusieurs politiciens iraniens, dont un ayatollah ultraconservateur, ont dénoncé les attaques contre les représentations diplomatiques saoudiennes en Iran. Les autorités iraniennes ont aussi annoncé avoir arrêté 50 personnes relativement aux méfaits. «Aucun des deux pays ne veut perdre la face, dit M. Juneau, mais ils ne veulent pas non plus que la situation soit hors de contrôle.»

PHOTO REUTERS

En Iran, des protestataires ont pris d’assaut et incendié l’ambassade d’Arabie saoudite à Téhéran, samedi.