Les Irakiens vont aux urnes demain. La campagne semble mener à la victoire du parti chiite de Nouri al-Maliki, au pouvoir depuis 2006. Question de faire le point, La Presse s'est entretenue avec Zalmay Khalilzad, ambassadeur des États-Unis en Irak de 2005 à 2007, période où la Constitution irakienne a été adoptée. Afghan d'origine, M. Khalilzad a aussi été ambassadeur en Afghanistan et aux Nations unies, avant et après son séjour à Bagdad. Il est maintenant consultant au sein de la firme Gryphon Capital Partners.

Assistons-nous aux dernières élections vraiment démocratiques en Irak?

La campagne s'est bien déroulée, mais je m'inquiète du genre de gouvernement qui sera formé et de la rapidité de la formation. Ce gouvernement devra choisir entre des politiques qui unissent ou qui polarisent l'Irak. Dans ce dernier cas, la structure même de l'Irak sera remise en cause. Je vois trois scénarios. Premièrement, Maliki obtient une bonne majorité avec d'autres alliés chiites et forme un gouvernement qui accentue la polarisation. Deuxièmement, un gouvernement d'unité nationale, avec peut-être un autre premier ministre, qui unit les chiites, les Kurdes et les sunnites derrière un programme de réformes [NDLR: La population est formée à 60-65% d'Arabes chiites, à 15-20% de Kurdes sunnites et à 15-20% d'Arabes sunnites, qui sont généralement appelés simplement «sunnites» ]. Troisièmement, une impasse qui pousse Maliki à garder son poste sans en avoir l'autorité et à une recrudescence des violences sectaires.

Quel est le scénario préféré de l'Iran, qui a aidé Maliki quand il était en exil de l'Irak de Saddam Hussein (ce dernier était Arabe sunnite)?

Probablement une victoire nette de Maliki. Mais les Iraniens ont des scénarios de rechange. Ils sont très bons pour s'adapter aux changements politiques de la région.

L'Irak pourrait-il connaître le sort de la Syrie?

C'est malheureusement une possibilité. Mais une telle guerre civile n'est pas inévitable. Il faudra que des politiciens prennent les mauvaises décisions et que les pays voisins accentuent leur concurrence en Irak, un pays situé à la frontière entre les mondes chiite et sunnite, arabe et persan... Et rajoutez à cela les Kurdes.

Êtes-vous surpris de l'ampleur de la violence en Irak et du réalignement de Maliki vers l'Iran?

Oui et non. Je savais qu'un retrait total des forces américaines mènerait à une intensification des rivalités régionales, à une instabilité et à un accroissement de l'influence iranienne. Mais je suis surpris de l'ampleur de la violence. Je crois que c'est en partie à cause de l'effondrement de la Syrie. Certains Irakiens appuient Bachar al-Assad, d'autres soutiennent l'opposition.

Vous dites «en partie à cause». Quelles sont les autres causes?

Le problème fondamental de l'Irak, malgré la Constitution, c'est qu'il n'y a pas eu d'entente sur la structure fédérale. Il y a eu des progrès entre 2005 et 2010 quand les violences sectaires se sont intensifiées, puis ont diminué. Les élections de 2010 ont vu tous les grands partis aller vers une unité nationale, tant celui de Maliki que celui d'[Iyad] Allawi [un sunnite dont le parti est arrivé en tête en 2010]. Mais des mauvaises décisions du gouvernement Maliki ont ramené la polarisation au niveau de 2005-2006.

Quelles sont ces mauvaises décisions?

Les leaders sunnites de l'ouest du pays qui ont accepté en 2006-2007 de cesser d'aider Al-Qaïda pour coopérer avec le gouvernement devaient être intégrés aux forces de sécurité. Quand nous sommes partis [NDLR Les derniers soldats américains ont quitté le pays en décembre 2011], Maliki a renversé la vapeur, et les forces de sécurité sont devenues de plus en plus chiites. Des hauts fonctionnaires et politiciens importants sunnites ont été traités de façon inacceptable, ce qui a augmenté le sentiment d'aliénation chez les sunnites.

Les sunnites ont-ils fait des erreurs?

Ils se sont segmentés en multiples partis, dont certains ont pris des positions semi-extrémistes envers le gouvernement.

Des historiens comme Niall Ferguson lient la paix en Europe aux transferts de population durant et après la Deuxième Guerre mondiale. L'Irak pourra-t-il échapper à cette solution?

Même dans le cas de l'Europe, il a fallu des siècles pour y arriver, les guerres religieuses, l'apparition des États-nations. Il a fallu la guerre froide et la sécurité qu'apporte l'OTAN. Et on voit avec l'Ukraine que certains sont tentés de revenir aux affrontements. Il y a plusieurs manières d'intégrer des minorités dans un pays. Il y a le Liban, il y a une confédération très décentralisée comme la Suisse. Et il y a la dictature, qui monopolise la violence. En Irak, une fédération selon la Constitution, les Kurdes se plaignent que le centre veut recentraliser le pays. Les sunnites étaient opposés au fédéralisme au départ, maintenant ils sont davantage en faveur. Les chiites étaient favorables à la décentralisation, mais maintenant ils y résistent.