La communauté internationale a investi des millions de dollars pour encourager les filles à retourner à l'école. Même si les progrès sont indéniables, les acquis restent fragiles. Les filles sont toujours la cible des talibans. Certaines refusent d'aller à l'école, alors que d'autres, comme Shamsia Husseini, qui a reçu de l'acide au visage en 2008, poursuivent leurs études. La Presse a rencontré Shamsia cinq ans après le drame. Histoire d'une jeune femme qui n'a pas froid aux yeux.

12 novembre 2008. Shamsia Husseini marche vite en traînant sa soeur derrière elle, car elle ne veut pas arriver en retard à l'école. Il fait froid, un froid humide qui glace les os. Elles portent leur burqa, comme toutes les filles de Kandahar.

Tout à coup, deux hommes masqués surgissent sur une moto. L'un conduit, l'autre tient quelque chose dans ses mains. Tout se déroule en quelques secondes. La moto ralentit et l'homme jette de l'acide au visage de Shamsia. Sa burqa s'effrite et l'acide touche ses yeux. La douleur est fulgurante. Shamsia s'écroule par terre, elle ne voit plus rien.

«Je vais être aveugle, pense-t-elle complètement paniquée, je vais être aveugle!»

Elle a peur pour sa soeur qu'elle ne voit plus. Elle pense que les hommes l'ont kidnappée. La seule chose qu'elle entend pendant qu'elle se tord de douleur sur le trottoir, c'est une voix qui lui crie: «Si tu reviens à l'école, on va te tuer!»

Le reste, elle n'en garde qu'un vague souvenir. La douleur insoutenable, ses yeux aveugles, les policiers qui la transportent à l'hôpital de Kandahar, son transfert à Kaboul dans un hôpital militaire et la visite du président de l'Afghanistan, Hamid Karzaï, qui, penché à son chevet, lui dit: «Tu vas repartir à Kandahar comme un lion et je vais arrêter les gens qui t'ont fait ça.»

Karzaï l'envoie se faire soigner en Inde. Pendant deux semaines, elle ne voit que du noir, puis sa vision revient. En même temps que son courage.

Son histoire a fait le tour de la planète. Shamsia avait 17 ans. Aujourd'hui, elle en a 22. Cinq ans plus tard, elle raconte l'attaque d'une voix assurée.

Lorsqu'elle entre dans la salle des profs de l'école où elle enseigne, personne ne la dévisage. Tous connaissent son histoire. Elle s'assoit sur le bout de sa chaise, le dos bien droit, elle ajuste son foulard, puis elle enlève ses lunettes qu'elle tient dans ses mains serrées. Elle en porte depuis qu'elle a reçu de l'acide au visage. De fines lunettes à monture d'acier. Elle ne peut pas lire plus de 10 minutes d'affilée, sinon ses yeux pleurent. Son oeil droit la fait toujours souffrir.

Elle tire les pans de son chandail contre elle. Il fait froid dans la grande salle et seul un poêle chasse l'air glacial. Shamsia ne touche pas à son thé.

Elle n'a pas été la seule blessée dans cette attaque.

Ce matin-là, trois motos ont pourchassé des filles de son école. Seize ont été touchées, mais c'est Shamsia qui a été la plus gravement atteinte. Elle est devenue, bien malgré elle, le symbole de la lutte contre les talibans, la figure emblématique du courage des filles qui vont à l'école malgré les dangers et les fous à moto qui lancent de l'acide.

Elle enseigne les sciences à des jeunes de 10 ans et elle étudie la physique à l'université. Il ne lui reste qu'un an avant d'obtenir son diplôme. Elle a 47 élèves dans sa classe.

Jamais elle n'a songé à quitter l'école. Ses parents l'ont encouragée. «Ils sont analphabètes et ils tenaient à ce que je sache lire et écrire», dit-elle. Sa petite soeur, par contre, n'a pas remis les pieds dans une classe. «Elle a eu trop peur. Elle s'est mariée et elle n'est jamais retournée à l'école», raconte Shamsia.

Elle ignore qui l'a attaquée. Des talibans? «Ce sont des hommes qui n'aiment pas l'éducation», se contente-t-elle de répondre. Des individus ont été arrêtés, accusés, puis condamnés à quatre ans de prison. L'automne dernier, ils ont été relâchés. L'un d'eux vit à côté de chez Shamsia. Il est petit et maigre. Elle le croise souvent, mais ils ne se parlent pas. Elle n'ose rien dire de crainte qu'il ne l'attaque de nouveau.

Shamsia gagne 4000 afghanis (80$) par mois. C'est elle qui fait vivre sa famille: son père en chômage, sa mère malade, son jeune frère et sa petite soeur. Elle ne veut pas se marier, sinon plus personne ne s'occupera d'eux.

L'avenir l'inquiète. Le retrait des troupes internationales lui fait craindre le pire. «La situation va se dégrader et ça va être la guerre», croit-elle.

Plus tard, elle veut quitter l'Afghanistan et vivre aux États-Unis ou au Canada. Pour étudier, pour avoir plus de liberté et pour ne plus jamais croiser son voisin.

Des progrès en demi-teinte

En 2001, sous les talibans, à peine 3% des filles fréquentaient l'école. En 2013, ce chiffre avait grimpé à 40%, selon l'International Crisis Group. Même si ces progrès sont impressionnants, le niveau de décrochage chez les filles reste élevé et la qualité de l'éducation est médiocre. À 18 ans, 43% des filles sont mariées.

Les peurs de Rona

Même si Rona croit en l'éducation, elle a retiré ses deux plus grandes de l'école, alors qu'elles avaient à peine 12 ans. Seule sa petite de 7 ans y va encore, mais plus pour longtemps.

Rona a six enfants, trois garçons et trois filles. Ses garçons vont à l'école. Elle n'a pas peur pour eux, mais pour ses filles, oui.

Nous avons rencontré Rona dans un hôtel de Kandahar. Elle ne voulait pas nous recevoir chez elle de peur que ses voisins la voient avec une Occidentale. Elle habite dans un quartier pauvre, Haji Arab.

En 2008, lorsque la jeune Shamsia Husseini a reçu de l'acide au visage en se rendant à l'école, Rona a paniqué. L'attaque a eu lieu dans sa ville. L'histoire a fait le tour de la planète. Rona a vu les attaquants à la télévision après leur arrestation. Cette affaire a exacerbé ses craintes.

«Il n'y a pas que l'acide qui me fait peur, précise Rona. Des écoles sont brûlées, des filles harcelées. Des enseignantes sont pourchassées par des hommes en moto qui tirent parfois sur elles. Kandahar n'est pas une ville sûre.»

Rona a retiré ses filles de l'école et elle n'a aucun regret. Elle préfère les garder auprès d'elle. La plus vieille a 18 ans et elle est fiancée, la deuxième en a 16 et elle reste à la maison en attendant que ses parents lui trouvent un mari.

«Mes filles ont pleuré, dit Rona, elles voulaient aller à l'école, mais j'ai résisté.»

Elle a même tenu tête à son mari, qui aurait préféré voir ses filles sur les bancs d'école. Il est couturier et il rêve d'une vie meilleure pour elles, mais il n'ose pas contredire sa femme.

Rona frissonne, car le temps est frais en janvier à Kandahar. Elle a relevé les pans de sa burqa au-dessus de sa tête, laissant voir son visage fin, ses traits anguleux, presque maigres, son sourire figé. Elle a entre 35 et 40 ans, elle ne connaît pas son âge, comme beaucoup d'Afghans.

Son neveu de 24 ans l'a accompagnée jusqu'à mon hôtel. Une femme se promène rarement seule à Kandahar. Il porte un manteau Columbia sur un vêtement traditionnel, le shalwar kameeze, un mélange entre le moderne et le traditionnel.

Il n'approuve pas sa tante, mais il l'écoute sans l'interrompre. Il étudie la littérature pachtoune à l'université. Dans sa classe, ils sont 38, 6 filles et 32 garçons.

«Je pense qu'il faut prendre le risque d'envoyer les filles à l'école», affirme-t-il.

Rona ne dit rien. Elle sait à peine lire et écrire. Elle a vécu son adolescence sous les talibans. Ses frères lui ont appris les rudiments de la lecture et de l'écriture. Quatre frères, deux ingénieurs et deux médecins. Les ingénieurs ont fui au Pakistan après avoir été arrêtés, les médecins ont été tués par les talibans.

Rona aimerait laisser sa petite de 7 ans à l'école, mais elle n'est guère optimiste, car cette année, les troupes internationales se retirent d'Afghanistan. En 30 ans, elle a tout supporté: les communistes, la guerre civile, les talibans, la mort et l'exil de ses frères. Pourquoi serait-elle optimiste? Elle voit l'avenir en noir.

«Quand les troupes étrangères vont se retirer, ce sera la guerre, croit-elle. Je suis très inquiète.»

Sa petite fera probablement comme ses soeurs: elle quittera l'école à 12 ans et elle attendra qu'un homme veuille bien l'épouser.

PHOTO LA PRESSE

À cause de l'insécurité Rona a retiré ses filles aînées de l'école même si elle croit en l'éducation des filles.

En chiffres

695

Nombre d'écoles qui ont fermé en Afghanistan en 2009 à cause du climat de violence.

167

Nombre d'attaques contre des écoles et des enseignants en 2012, ce qui inclut des attentats suicides, des écoles fermées de force, de l'intimidation, des kidnappings et des assassinats.

18%

Augmentation du nombre d'attaques contre les écoles en 2013, comparativement à 2012.

Source: International Crisis Group