Du bout des doigts, Mahsa Vahdat réveille son daf, un tambour traditionnel iranien qui n'est pas sans rappeler les tambours amérindiens. Quelques secondes plus tard, c'est sa voix - chaude, grave, pénétrante - qui s'éveille à son tour et remplit la pièce de poésie perse.

La scène se déroule dans un coquet appartement du nord de Téhéran. Derrière les portes fermées. Dans ce contexte, c'est un véritable privilège d'entendre la chanteuse à la fin de la trentaine. Celle qui, bon an, mal an, est invitée dans une vingtaine de festivals internationaux n'est pas autorisée à chanter devant ses compatriotes.

«Depuis 1995, il est possible pour les femmes de chanter devant un auditoire exclusivement féminin. Certaines le font. Moi, je n'aime pas ça. Je dois être fidèle à mon coeur. C'est de la discrimination de chanter seulement pour des femmes. Je ne veux pas prendre part à cela», explique la brunette qui, malgré son regard doux et ses manières empreintes de retenue, n'a aucun mot tendre pour la ségrégation des sexes que le gouvernement iranien tente, tant bien que mal, d'imposer dans divers secteurs de la société.

Les rossignols muselés

Les chanteuses iraniennes ont été parmi les plus durement touchées au lendemain de la révolution de 1979 qui a entraîné la chute du shah. En prenant le pouvoir, les ayatollahs ont ordonné aux chanteuses de se taire.

Cette nouvelle règle a eu l'effet d'une bombe. À l'époque, la plus grande vedette de l'Iran, la diva Googoosh, a dû mettre sa carrière de côté. Les autorités ont mis 20 ans avant de lui accorder un passeport. Comme plusieurs autres chanteuses, Googoosh a refait sa vie à l'étranger - à Toronto - et n'a jamais rechanté en Iran.

Mahsa Vahdat n'était qu'une enfant quand Googoosh et les autres ont été forcées de se taire, mais autour d'elle, les femmes - dont sa grand-mère - n'ont jamais cessé de chanter. «Même si j'ai grandi dans la République islamique, je n'ai jamais pensé aux obstacles que j'aurais à franchir pour chanter. Quand j'étais à l'université, la mère d'une de mes amies nous a invitées, ma soeur Marjan et moi, à suivre des cours de chant chez elle. Ça a complètement changé ma vie», raconte Mahsa Vahdat.

Aujourd'hui, c'est à son tour d'enseigner aux plus jeunes. Elle a une quarantaine d'élèves assidues. «C'est incroyable qu'elles soient aussi motivées à apprendre alors qu'il n'y a pas de débouchés pour elles. Mais elles gardent la tradition en vie», s'enthousiasme la chanteuse.

«Bien sûr, comme tous les Iraniens, j'ai un jour pensé partir. C'est une bataille incessante d'être ici. Je dois traverser la ligne rouge du régime tous les jours, mais c'est l'enthousiasme de mes élèves qui me garde ici.»

Elle a vu beaucoup de ses proches émigrer depuis les manifestations durement réprimées de 2009. «Mais il y a encore beaucoup de batailleurs silencieux dans le pays. Ils réussissent à passer leur message sans se faire arrêter», note la musicienne.

C'est son cas. Elle a quelques fois été interrogée par les autorités, notamment sur le refus de porter le voile à l'étranger, mais s'en est sortie indemne. Et ce n'est pas faute d'avoir flirté avec le danger. En 2008, elle a notamment fait un concert devant un public mixte dans l'enceinte de l'ambassade de l'Italie à Téhéran, considérée comme territoire étranger. Le concert, qui a été un succès, a donné naissance à un album: Songs from a Persian Garden (Chansons d'un jardin perse).

Cependant, lorsque la chanteuse a voulu répéter son stratagème l'an dernier, les forces de sécurité de la République islamique s'en sont mêlées. «La police était en avant de l'ambassade et n'a pas laissé grand monde entrer», raconte Mahsa Vahdat, en ajoutant qu'elle refuse de laisser la peur lui dicter son comportement. D'ailleurs, quand elle chante dans son appartement, elle laisse les fenêtres grandes ouvertes.

Solidarité dans la censure

Mme Vahdat et son mari, Atabak Elyasi, notent que les chanteuses ne sont pas les seules artistes à connaître des restrictions: tous les artistes en Iran - qu'ils soient peintres, cinéastes ou musiciens - doivent soumettre leurs projets aux autorités pour approbation. L'étau s'est particulièrement resserré depuis l'arrivée de Mahmoud Ahmadinejad en 2005. «La censure, c'est toujours difficile, mais quand on veut néanmoins y trouver une solution, l'art fleurit.» Avec une dizaine d'albums à son actif, achetés sur le marché noir à Téhéran, Mme Vahdat en est une preuve éloquente.