Lorsque ses professeurs lui demandent la profession de son père, Zemaraï répond vaguement «paysan» et détourne le regard. Dans son lycée public de Kaboul, personne ne sait que celui qu'il ne voit qu'en secret est un chef taliban recherché par le gouvernement et l'Otan.

Ce soir-là, dans un restaurant de la capitale, il s'est figé d'effroi à la vue d'un soldat afghan, regrettant un instant de s'être aventuré près du quartier général de l'Otan honni de son père. Nez baissé, Zemaraï, a attendu que l'uniforme vert, en visite de routine, s'éclipse. Soulagement.

Drapé dans une élégante tunique traditionnelle bleu nuit, le longiligne lycéen a l'allure peu suspecte. Avec son visage fin imberbe, son épaisse chevelure de jais lissée en arrière à la brillantine, il ressemble à un héros de ce cinéma indien tant détesté de sa famille, et si populaire à Kaboul.

Mais sait-on jamais... À une centaine de kilomètres de là, son père, nom de guerre Ahmad Khan, 41 ans, et ses lieutenants se cachent sur les hauteurs de leur province natale, aussi rurale, dévote et conservatrice que la capitale est urbaine et diverse.

Zemaraï ne le voit plus qu'une fois par mois, dans ces montagnes. «Il ne nous dit rien, pour ne pas nous mettre en danger», glisse-t-il.

Avant 2006, Ahmad était un marchand de légumes, membre respecté d'une tribu pachtoune d'obédience rigoriste déobandi, comme les talibans.

Lui qui n'avait jamais pris les armes devint taliban, selon son fils, comme d'autres furent anti-soviétiques: par haine du gouvernement central, absent et corrompu, et des envahisseurs «infidèles» qui «violent» sa terre.

Plusieurs groupes talibans contrôlent son district, dopés par la colère populaire qui monte à mesure que le commandant des forces internationales, le général américain Davis Petraeus, applique sa stratégie anti-taliban du «capturer ou tuer». Les raids américains s'y multiplient, les assassinats ciblés y radicalisent la jeunesse.

Ahmad, illettré privé d'éducation par la guerre contre les Soviétiques, a préféré préserver la vie et l'avenir de son fils en l'envoyant étudier à Kaboul.

Zemaraï, qui loue une petite chambre à l'ombre des collines du sud-ouest de la ville, connaît «une dizaine» d'autres étudiants fils de talibans, qu'il ne fréquente pas en public «pour ne pas éveiller les soupçons».

Le ministère de l'Education ne s'en émeut pas. «Cela peut leur permettre de se mêler aux autres et devenir des disciples de la paix», explique-t-il.

Mais le chemin est encore long. Voir des femmes employées dans ce lycée pour garçons hérisse Zemaraï: elles «devraient rester à la maison», car «c'est notre tradition», répète-t-il. Il regarde parfois la télévision, mais estime qu'il faudrait l'interdire pour épargner aux Afghans la vision «immorale» de ces actrices aux épaules dénudées.

Tout juste diplômé, il vise la faculté de médecine de Kaboul, vocation née dans son district négligé: «J'y ai vu beaucoup de gens mourir faute de soins».

Zemaraï se verrait bien travailler un jour pour le gouvernement. À une condition toutefois: «que les talibans reviennent au pouvoir».

Mais la rébellion n'est pour l'heure qu'un agrégat indiscipliné de groupes armés volontiers criminels, que le commandement taliban en exil tente de fédérer. Au grand dam d'Ahmad Khan: sommé de se soumettre à un groupe rival au nom de l'union, il s'apprête à aller défendre sa cause au Pakistan pour convaincre les caciques talibans de le remettre en selle.

Le temps joue pour les rebelles, au moment où l'Otan évoque un prochain retrait. De passage à Kaboul, le frêle Abdul Mohammad, frère d'Ahmad, sourit dans sa barbiche en évoquant la réussite de son neveu Zemaraï: «Ce gouvernement de marionnettes des Américains tombera un jour, et nous aurons alors une nouvelle génération de médecins et ingénieurs talibans pour prendre le relais».