Le résultat de l’élection présidentielle en Turquie repose sur les épaules de Sinan Ogan. Mais qui est cet ultranationaliste qui détient les clés du second tour ?

Sur ses épaules ? Mais pourquoi ?

C’est simple. Sinan Ogan a recueilli 5,2 % des voix au premier tour, soit environ 2,8 millions de votes. Or, c’est exactement ce qui manque au candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu (44,9 % des voix), pour atteindre le chiffre magique de 50,1 % et battre au second tour le président sortant, Recep Tayyip Erdogan (49,5 % des voix), le 28 mai prochain. Bref, le résultat final dépend de qui Ogan soutiendra.

Mais qui est donc ce monsieur qui a l’avenir du pays sur ses épaules ?

Il ne sort pas de nulle part, mais il était peu connu jusqu’ici. Il a commencé sa carrière politique en 2011 au sein du parti d’extrême droite MHP (Mouvement nationaliste). Mais il a été viré en 2017, parce qu’il s’opposait à l’alliance entre sa formation et le parti Justice et Développement (AKP) du président Erdogan. Il mène depuis sa propre barque, comme indépendant, en marge des discours dominants.

PHOTO MURAT CETİNMUHURDAR, PPO, FOURNIE PAR REUTERS

Les candidats à l’élection présidentielle Sinan Ogan et Recep Tayyip Erdogan (président sortant)

Et son discours à lui, c’est quoi ?

Sinan Ogan est un ultranationaliste, adepte du « panturquisme ». Il plaide pour une grande Turquie, qui réunirait tous les pays turcophones de la région (Azerbaïdjan, Turkménistan, Kirghizistan, Tadjikistan). Il refuse toute forme de concession aux Kurdes de Turquie, qu’il assimile d’emblée au terrorisme. Et veut renvoyer chez eux les quelque 4 millions de réfugiés syriens vivant sur le sol turc. « Il y a des preneurs en Turquie pour ça », souligne Vahid Yücesoy, doctorant en sciences politiques à l’Université de Montréal, expert du Moyen-Orient. « Il faut savoir que le racisme envers les réfugiés est très élevé dans le pays. Les partis d’extrême droite ont bénéficié de ce mécontentement. »

D’où ses 2,8 millions de voix…

En effet. Mais son électorat ne se résume pas aux nationalistes enragés. Il a hérité du vote de protestation contre les deux autres candidats et recueilli une partie du vote jeune. Sinan Ogan, 55 ans, n’hésite pas à se présenter comme le candidat d’une nouvelle génération et prône le dégagisme des vieux partis.

Et maintenant, qui soutiendra-t-il pour le second tour ? Erdogan ou Kiliçdaroglu ?

Difficile à dire. Erdogan est à première vue un allié naturel, en raison de son intransigeance envers les Kurdes. Mais il reproche aussi au président sortant d’avoir laissé entrer des millions de réfugiés syriens au pays. Kiliçdaroglu ne trouve pas plus grâce à ses yeux, puisqu’il prône une politique sociale inclusive et qu’il est soutenu par le parti prokurde HDP. Kiliçdaroglu a tellement besoin de son soutien qu’il a prononcé mercredi un discours inhabituellement musclé contre les réfugiés, lui qui jouait jusqu’ici la carte de la tolérance. « Cette radicalisation dit quelque chose, explique Vahid Yücesoy. Il essaie d’attirer les gens qui votent Sinan Oǧan pour faire concurrence à Erdogan. Voilà où on est rendus : un parti de gauche qui se sert d’un discours antiréfugiés pour gagner ses élections et reprendre la Turquie. »

PHOTO ALP EREN KAYA, CHP, FOURNIE PAR REUTERS

Le candidat à l'élection présidentielle Kemal Kiliçdaroglu

Cette droitisation subite est-elle suffisante pour qu’Ogan se rallie à Kiliçdaroglu ?

Possible… mais est-ce que ses électeurs vont suivre ses consignes ? Ça, c’est une autre histoire. Selon Ceren Belge, professeure de science politique à l’Université Concordia, le socle électoral d’Ogan est potentiellement volatil. « C’est un indépendant qui n’a pas de réseau établi. Qui n’a pas d’organisations locales. On ne sait pas si sa base fera ce qu’il demande. Elle pourrait se scinder en deux. Je ne pense pas qu’il ait un énorme contrôle sur ses électeurs. »

Considérant qu’il ne manque que 0,6 % des voix à Erdogan pour conserver le pouvoir, peut-on en déduire que le match est plié ?

Tout peut encore arriver. La coalition d’opposition, menée par Kiliçdaroglu, a semblé désorientée par les résultats décevants du premier tour, alors que la plupart des sondages lui prédisaient une victoire. Ceren Belge parle même d’une « crise de leadership » au sein de l’alliance. Mais il y a l’énergie du désespoir. Le soutien de l’opposition serait présentement en train de se mobiliser, pour minimiser les irrégularités dans les bureaux de vote au second tour. « Ça prend beaucoup de monde pour protéger 192 000 boîtes de scrutin. C’est un défi de former autant de gens en si peu de temps », résume Vahid Yücesoy. Mais rien n’est joué. Comme disait Atatürk : « It ain’t over ’til it’s over. »