(Washington) Depuis plus d’un an, les défenses aériennes ukrainiennes, renforcées par des armes occidentales, tiennent les avions russes à distance.

Mais sans un afflux massif de munitions, l’ensemble du réseau de défense aérienne de l’Ukraine, affaibli par les barrages répétés des drones et des missiles russes, pourrait se fracturer, selon des responsables américains et des documents du Pentagone ayant fait l’objet d’une nouvelle fuite, ce qui permettrait au président russe, Vladimir Poutine, de libérer ses avions de combat meurtriers d’une manière qui pourrait changer le cours de la guerre.

Dans les premiers jours de l’invasion, les avions russes ont effectué des centaines de vols de combat pour bombarder des cibles en Ukraine. Mais la rapidité d’esprit des commandants ukrainiens, la médiocrité des renseignements et les erreurs de visée des pilotes russes ont laissé intacts une grande partie des avions de guerre et des défenses aériennes de l’Ukraine, empêchant Moscou de prendre le contrôle du ciel au-dessus du champ de bataille et forçant la Russie à maintenir une grande partie de sa force aérienne hors du combat.

Aujourd’hui, les responsables du Pentagone craignent que le barrage d’attaques à distance de Moscou n’épuise les stocks de missiles utilisés par l’Ukraine pour se défendre. Une évaluation du Pentagone, datant de la fin du mois de février et contenue dans des documents qui ont fait l’objet d’une fuite et qui ont été découverts en ligne la semaine dernière, dresse un tableau encore plus sombre de la situation.

Stocks épuisés sous peu

Les stocks de missiles pour les systèmes de défense aérienne S-300 et Buk de l’ère soviétique, qui constituent 89 % de la protection de l’Ukraine contre la plupart des avions de chasse et certains bombardiers, devraient, selon ces documents, être totalement épuisés entre la mi-avril et le 3 mai. Le document, qui a été publié le 28 février, a basé cette évaluation sur les taux de consommation de l’époque. On ne sait pas si ces taux ont changé.

Le même document estime que les défenses aériennes ukrainiennes conçues pour protéger les troupes sur la ligne de front, où se concentre une grande partie de la puissance aérienne russe, seront « complètement réduites » d’ici le 23 mai, ce qui entraînera des tensions sur le réseau de défense aérienne à l’intérieur du territoire ukrainien.

Si cela se produit, Moscou pourrait décider qu’il n’y a plus de danger à ce que ses chasseurs et bombardiers entrent dans la mêlée et menacent directement l’issue de la guerre sur le terrain.

De hauts responsables du Pentagone estiment qu’une telle décision constituerait un défi majeur pour l’Ukraine, surtout si les avions de chasse et les bombardiers russes ont la liberté d’attaquer des positions des troupes ukrainiennes et des cibles d’artillerie essentielles sur le terrain.

PHOTO ARIS MESSINIS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Soldat ukrainien aux commandes d’un canon antiaérien, près de Bakhmout, en mars dernier

Aide américaine

Afin de renforcer les défenses aériennes de l’Ukraine, l’administration Biden a annoncé la semaine dernière qu’elle enverrait des intercepteurs de défense aérienne et des munitions supplémentaires dans le cadre d’un programme d’aide de 2,6 milliards de dollars, dont une partie sera utilisée pour aider Kyiv à se préparer une offensive de printemps prévue contre les troupes russes. Cela sera-t-il suffisant ? Selon les responsables, la réponse à cette question dépend d’un certain nombre de facteurs, notamment si les alliés de l’OTAN effectuent leurs propres livraisons et si Poutine continue de refuser de risquer ses précieux avions de guerre.

L’abattage d’un drone américain par un avion de chasse russe au-dessus de la mer Noire le mois dernier a exacerbé les craintes que le Kremlin cherche des moyens d’utiliser ses forces aériennes dans la guerre.

La Russie dispose encore d’une capacité aérienne considérable, avec environ 900 avions de chasse et quelque 120 bombardiers, selon le World Directory of Modern Military Aircraft.

« L’armée russe a été malmenée », a déclaré le général Mark Milley, président de l’état-major interarmées américain, lors d’une interview accordée à l’émission Morning Joe de la chaîne MSNBC en février. « Mais l’armée de l’air russe ne l’a pas été. »

En effet, une évaluation contenue dans un autre document du Pentagone ayant fait l’objet d’une fuite évalue à 485 le nombre d’avions de combat russes actuellement déployés sur le théâtre ukrainien, contre 85 pour les avions ukrainiens.

Maladresses tactiques et stratégiques

De nombreux experts s’attendaient à ce que l’armée de l’air russe, avec son ossature de MIG et de jets Sukhoi de nouvelle génération, soit un facteur décisif au cours des premiers mois de la guerre. Mais elle a été marginalisée face à une force ukrainienne beaucoup plus réduite, en raison des défenses aériennes intactes de l’Ukraine et des maladresses tactiques et stratégiques russes.

L’Ukraine a réorganisé ses batteries mobiles de missiles sol-air après les trois premiers jours de la guerre et a abattu de nombreux Su-34 russes et d’autres avions d’attaque l’année dernière.

Les batteries ukrainiennes ont tiré leurs missiles, puis se sont rapidement faufilées vers différentes positions, afin d’empêcher la Russie de les détecter et de riposter.

Ses avions de guerre les plus précieux ayant été abattus, Poutine les a retirés. Pendant la majeure partie de la guerre, ces jets et les avions d’attaque au sol tels que le Su-25 se sont concentrés sur des sorties le long des lignes de front, lançant des roquettes sur les positions ukrainiennes, ainsi que sur des attaques de missiles à longue portée menées depuis le territoire russe ou biélorusse.

« Ils ont fait le choix de ne pas sacrifier leurs chevaliers pour leurs pions », a déclaré Dara Massicot, chercheur principal en politique au Rand Corp. « Au lieu de cela, ils vont lancer ces troupes mobilisées sans soutien aérien adéquat, parce qu’il s’agit d’une ressource plus abondante. »

Depuis ces premiers jours, les défenses aériennes ukrainiennes ont résisté à un assaut de missiles et de drones russes. Mais ces systèmes, selon des responsables militaires américains et les documents divulgués, s’épuisent rapidement, ce qui pourrait permettre aux avions russes de causer de graves dommages.

Un système comme une tour de Jenga

Les défenses aériennes sont stratifiées, avec différents types d’armes conçues pour intercepter les avions et les missiles volant à différentes altitudes – des hélicoptères volant à basse altitude aux bombardiers à haute altitude et aux missiles de croisière. En Ukraine, ces armes défensives ont également été utilisées pour cibler des drones et des missiles de croisière lorsque les forces ukrainiennes ont tenté de défendre leurs villes contre la campagne russe visant les infrastructures du pays.

Ils sont comme une tour de Jenga : une fois qu’une pièce est enlevée, les autres sont vulnérables. Si les défenses aériennes de l’Ukraine s’effondrent ou sont considérablement réduites, ses forces terrestres, en particulier son artillerie, seront immédiatement menacées. Et si l’Ukraine est privée d’artillerie – l’épine dorsale de l’effort de guerre –, les forces russes auront l’occasion de réaliser des gains importants sur le champ de bataille.

Yurii Ihnat, porte-parole du commandement de l’armée de l’air ukrainienne, n’a pas nié que l’Ukraine souffrait de l’épuisement de ses stocks de munitions de défense aérienne, mais il a déclaré que les nouveaux systèmes livrés par les partenaires occidentaux pourraient remplacer entièrement ce qui a été utilisé.

« La question est celle des chiffres », a-t-il déclaré dans un message texte. « Pour les remplacer complètement, nous avons besoin de nombreux systèmes, et je ne vous dirai pas combien. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

Lisez l’article original sur le site du New York Times (en anglais, abonnement requis)