Dialogue (un brin) décalé sur un enjeu d’actualité.

Oh la grosse moustache ! Oh les gros yeux ! Mais qui est donc ce Gaulois à l’air sympathique ?

Il s’appelle Philippe Martinez. Et ce n’est pas un simple Gaulois. C’est un « Gaulois réfractaire », pour reprendre les mots du président Emmanuel Macron, pour parler des Français qui résistent au changement.

Et pourquoi ce monsieur est-il réfractaire ?

M. Martinez est syndicaliste. Depuis 2015, cet ancien métallurgiste des usines Renault dirige la Confédération générale du travail (CGT), un des plus gros, sinon le plus gros syndicat de France. Son job est celui d’un chien de garde. Il grogne, il jappe, il met son poing sur la table dès que le gouvernement tente de bafouer les droits des travailleurs. Et croyez-nous, il n’entend pas à rire. Imaginez José Bové, Lech Walesa et Michel Chartrand réunis dans la même personne.

Ouf. Gros contrat ! Et pourquoi est-ce qu’on parle de lui ?

Parce qu’il est, une fois de plus, sur la ligne de front dans la bataille contre la réforme des retraites en France. C’est gros, cette histoire. Les Français ont l’habitude de descendre dans la rue. Mais là, c’est plus que d’habitude. Mardi dernier, pour la deuxième journée de mobilisation en deux semaines, on estime qu’ils étaient 1,27 million à manifester dans toute la France, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. « Parmi les plus grandes manifestations depuis une trentaine d’années, sinon la plus grande », assure le politologue Dominique Andolfatto, spécialiste du syndicalisme et professeur à l’Université de Bourgogne–Franche-Comté.

PHOTO ALAIN JOCARD, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des dizaines de milliers de Français sont descendus dans les rues de Paris le 31 janvier pour manifester contre la réforme des retraites.

Contre quoi les Français protestent-ils, exactement ?

Simplifions, si vous le voulez bien. En gros, Emmanuel Macron veut faire passer l’âge de la retraite en France de 62 à 64 ans. Et accélérer le processus visant à porter à 43 ans le nombre d’années de cotisation pour recevoir sa pleine retraite. C’est le plus gros chantier de son second quinquennat. Celui qu’il promet depuis 2017. Et qui lui permettra de passer à l’histoire comme un grand président réformateur.

Curieux, j’ai l’impression d’avoir déjà entendu cette chanson…

C’est parce que c’est sa deuxième tentative. En 2019, son projet de réforme des retraites avait aussi rencontré une vive opposition. Il n’a pas abouti. Officiellement, à cause de la crise de la COVID-19. Officieusement, parce que c’était trop complexe et trop fragile sur le plan juridique.

PHOTO CHRISTOPHE ENA, ASSOCIATED PRESS

Nombreux sont les manifestants qui ont un message à faire passer à Emmanuel Macron et Élisabeth Borne, comme celui-ci à Paris le 31 janvier.

Et cette fois, c’est béton ?

Si l’on veut. Le gouvernement d’Élisabeth Borne est minoritaire à l’Assemblée. Mais la première ministre a tout un arsenal juridique à sa disposition, dont deux articles dans la Constitution : le 47-1 (qui lui permet de faire passer ses réformes après 50 jours de débats au Parlement, et sans majorité) et le 49-3 (qui lui permet de forcer l’adoption du projet de loi sans que celui-ci soit soumis au vote, mais avec risque de motion de censure).

Êtes-vous en train de me dire que la partie est déjà jouée ?

Selon Dominique Andolfatto, « il faudrait une faille dans la psychologie du gouvernement pour que la réforme n’aille pas au bout ». Ça s’est déjà produit, remarquez. M. Andolfetto rappelle qu’en 1995 et 2006, devant la mobilisation monstre, Jacques Chirac avait annulé ses projets de réforme sur les retraites et les « contrats première embauche ». « La rue l’avait impressionné », résume M. Andolfatto.

PHOTO LOÏC VENANCE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Manifestation à Nantes, le 31 janvier dernier

N’est-ce pas ce qui est en train de se passer ?

La mobilisation est en effet impressionnante. D’autant qu’elle ne se limite pas à Paris. « C’est diffusé dans tout le pays. Il y a un relais manifestant qui va non seulement dans les villes moyennes, mais aussi dans les petites villes », fait remarquer Michel Pigenet, historien des mouvements sociaux en France. Pour l’expert, il faudrait toutefois un mouvement de grèves généralisé pour faire plier le gouvernement « C’est peut-être ce qui peut faire la différence », dit-il. Pour le moment, le front syndical, qui réunit les cinq grands syndicats français (CGT, CFDT, FO, CGC et CFTC) semble plutôt se concentrer sur des manifs pacifiques. Deux autres sont d’ailleurs prévues les 7 et 11 février.

Pour Philippe Martinez, ce serait une grosse victoire…

Oui, surtout qu’il s’agit de son ultime combat. Le « Gaulois réfractaire » doit quitter ses fonctions au prochain congrès de la CGT, au mois de mars. Il voudra sans doute laisser son syndicat dans une phase ascensionnelle. « Ce serait un beau coup de chapeau avant de partir », résume Dominique Andolfatto. « Il [Martinez] a livré des batailles dont les enjeux étaient sans doute plus importants, croit Michel Pigenet. Mais en termes de modélisation sociale et de soutien de l’opinion aux syndicats, c’est sans doute la bataille la plus importante… Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’on est en France à la troisième génération qui accède à une vie après la vie professionnelle, on n’est plus seulement dans les questions budgétaires. On entre là dans des projets de vie. C’est pour ça que ça réagit de manière aussi forte. »

Selon un sondage Odoxa publié cette semaine, 71 % des Français disent « soutenir » le mouvement, une hausse de 5 points depuis le début des mobilisations le 19 janvier. De plus, 80 % des Français pensent que ce mouvement de grève et de manifestations va se prolonger tout au long du mois de février, voire au-delà, et 47 % d’entre eux croient que cette mobilisation obligera le gouvernement à modifier sa réforme ou même à l’abandonner (9 %).