(Bakhmout, Ukraine) Un attroupement fébrile s’est formé autour d’un camion d’Obolon, marque de bière bien connue en Ukraine. Mais ce n’est pas le houblon qui fait courir les habitants de Bakhmout en ce froid matin d’hiver. Pour eux, la cargaison de la semi-remorque est autrement plus précieuse, voire vitale : du charbon.

Lisez Un dimanche à Bakhmout d'Isabelle Hachey et Martin Tremblay

La distribution va rondement. Chacun a droit à dix sacs. Assez pour affronter, pour un temps, le froid mordant de l’hiver ukrainien. Un froid qui peut tuer aussi sûrement que les bombes qui poursuivent leur œuvre de destruction à un rythme affolant dans la ville assiégée du Donbass.

Mon interprète s’est éloigné lorsqu’un cinquantenaire m’aborde, le regard inquiet, le manteau couvert de poussière. Ses mots se bousculent en ukrainien. Je ne comprends pas. Il insiste. S’énerve, même. Enfin, il me crie en anglais : « HELP ME ! »

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Distribution de sacs de charbon à Bakhmout

Pavlo Hreshko n’a aucun moyen de transporter le charbon jusque chez lui. Pendant que nous chargeons les sacs dans notre voiture, une femme l’arrête. Elle le dévisage un moment, puis éclate en sanglots. « Pavlo, tu as tellement changé ! Tes vêtements sont sales ! » Elle a eu du mal à reconnaître celui qui était, avant le déclenchement de la guerre, enseignant à l’école d’agriculture.

À bord de la voiture, Pavlo maugrée : « Je dois m’occuper de moi… Je commence vraiment à ressembler à un sans-abri… »

Paradoxe : alors que le monde a les yeux rivés sur Bakhmout, point chaud de la guerre en Ukraine, les habitants de Bakhmout, eux, vivent coupés du reste du monde.

Ils n’ont pas d’électricité. Pas d’eau courante. Pas de chauffage. Pas d’internet. Pas d’accès à la téléphonie mobile. Même la Croix-Rouge internationale refuse de s’aventurer dans la ville morte. Trop dangereux.

La majorité des 72 000 habitants a fui il y a longtemps. Il en reste quelques milliers, livrés à eux-mêmes.

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Les habitants se réchauffent dans un refuge de Bakhmout.

Ils ont choisi de rester, même s’ils savent que la mort peut survenir n’importe où, n’importe quand. Au détour d’une rue, en plein jour. Dans un lit, au creux de la nuit.

Diana Hrytsenko, 86 ans, a perdu la trace de son fils au mois d’août. Il était allé se procurer des denrées distribuées par une ONG locale. « Il n’est jamais revenu. »

Babouchka Diana reste, malgré tout. Les autorités locales font tout pour les convaincre, elle et tous les autres, de quitter la ville de toute urgence. En vain. Ces récalcitrants refusent de faire face à l’inconnu. Ils n’ont nulle part où aller. Ici, au moins, ils ont un toit.

Ils refusent d’abandonner leur maison pour devenir des sans-abri.

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Cratère creusé par une bombe à Bakhmout

Dix mois de bombardements usent son homme.

Croisé dans un refuge où les habitants viennent se réchauffer, manger une soupe ou siroter un thé brûlant, Alexandr Alexandrovitch Thachenko s’excuse : « Ne me jugez pas sur mon apparence… je viens de couper du bois… »

Avec ses jeans troués et sa tuque informe, l’homme de 65 ans commence sérieusement à ressembler, lui aussi, à un clochard.

Dans son autre vie, celle d’avant la guerre, Alexandr était entraîneur de gymnastique. Sur son cellulaire rechargé grâce à la génératrice du refuge, il fait défiler les vidéos de ses élèves exécutant des pirouettes dans un rutilant gymnase, désormais en ruine. Il sourit : « mes cocottes ».

Ce temps-là est révolu, pour toujours.

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Alexandr Alexandrovitch Thachenko

Alexandr nous invite chez lui pour nous montrer comment il se débrouille pour survivre dans cette ville maudite – en espérant tout de même que sa femme, qui a fui Bakhmout, ne tombera jamais sur notre reportage. « Si elle voit ce que j’ai fait de la maison, elle va me tuer… »

Le désordre est total, mais organisé. Alexandr a pendu les tapis aux fenêtres, dans l’espoir de protéger les vitres des détonations. Il a déplacé les électroménagers dans le couloir, pour les protéger des obus. Il a empilé ses livres dans la cour. C’est ce qu’il sauvera, si la maison est bombardée. Même s’il les a déjà lus mille fois. Enfin, il a installé un lit dans l’étroite cuisine, seule pièce chauffée de la maison.

Depuis 10 mois, c’est dans cette cuisine qu’Alexandr passe le plus clair de son temps. « J’ai droit à un souper aux chandelles tous les soirs », glisse-t-il en esquissant un sourire triste.

« Le plus effrayant, c’est qu’il n’y a pas d’internet. »

Oleh Stigantsov ne blague qu’à moitié. Le manque d’eau, d’électricité et de chauffage, ça peut encore aller. Mais l’absence de l’internet, avec quatre enfants cloîtrés en permanence dans un petit appartement… ça, c’est l’enfer.

Les enfants sont allés à l’école jusqu’à ce qu’elle soit rasée dans les combats. Ils sont passés à l’école en ligne, jusqu’à ce que l’internet soit coupé.

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Oleh Stigantsov et trois de ses enfants : Ivan, 12 ans, Maria, 14 ans, et Timofii, 10 ans

Désormais, ils tuent le temps dans cet appartement plongé dans la pénombre, au deuxième étage d’un bloc désert. La famille s’est installée ici après qu’un obus a frappé leur maison. « Les enfants avaient peur de vivre dans un endroit où il n’y a pas d’abri antibombes », explique Oleh.

Comme avec les autres, une question me revient en tête. Toujours la même : pourquoi ne fuit-il pas cet enfer ?

Oleh me répond sans détour : il attend que Bakhmout tombe aux mains des Russes.

Comme beaucoup de ceux qui ont choisi de rester, il soutient Moscou dans cette guerre. « Après les combats, nous quitterons sans doute la ville, parce que tout est détruit ; la vie sera intenable. »

Il se réfugiera en Russie, où il a des proches. Mais pour l’instant, il reste. Il n’a pas le choix d’attendre l’issue de cette bataille, en espérant que Bakhmout change de main : comme tous les hommes d’Ukraine, il n’a pas l’autorisation de quitter le pays.

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Le prêtre Volodymyr Diakovskiy

Sous sa coupole dorée, la façade de l’église de Tous les Saints porte les stigmates de la guerre. Sa façade est criblée d’éclats d’obus.

Une poignée de fidèles assistent à la messe du dimanche, dans la froide obscurité du sous-sol de l’église orthodoxe. Leurs chants ne parviennent pas à couvrir le son étouffé des bombes.

« Le mois dernier, il y avait beaucoup plus de fidèles à la messe du dimanche. Mais les bombardements se sont intensifiés. C’est difficile pour eux de se déplacer », explique Volodymyr Diakovskiy, prêtre à la longue barbe grise.

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La façade de l’église de Tous les Saints, criblée d’éclats d’obus

Il persiste à célébrer la messe, malgré les combats. Et peut-être même à cause d’eux. « En guerre, la foi des gens est plus forte et ils prient davantage. Il est important de leur donner une connexion à Dieu. »

Le prêtre se considère comme une sorte de service essentiel. Plus que jamais, les gens de Bakhmout ont besoin de croire en quelque chose.

Après la messe, Marina Fer monte à la boutique pour se procurer quelques livres religieux, « pour remplacer la télé ». Soudain, une forte explosion fait trembler les murs. Marina s’interrompt, puis hausse les épaules : « Si nous sommes tués dans l’église, ça va. C’est bon pour l’âme… »

Elle ne manque de rien à Bakhmout, jure-t-elle. « On mange à notre faim et on ne travaille pas. On mène une vie communiste. Mais après 10 mois de bombardements, nous sommes fatigués. On n’a pas besoin d’aide humanitaire. Tout ce qu’on veut, c’est la paix. »