En septembre, l’Italie a frappé de stupeur l’Europe en élisant Giorgia Meloni, associée au néofascisme, comme cheffe de gouvernement. Deux livres cet automne expliquent pourquoi les Italiens voient le fascisme avec des lunettes roses. Entrevues avec les historiens Paul Corner de l’Université de Sienne, auteur de Mussolini in Myth and Memory, et John Foot de l’Université de Bristol, auteur de Blood and Power.

Quelle a été la réaction en Italie à l’élection d’une politicienne proche du néofascisme ?

John Foot (JF) : Étonnamment, il n’y a presque pas eu de réactions. En 1994, l’élection de politiciens post-fascistes avec [Silvio] Berlusconi avait suscité des manifestations monstres dans les rues. Il y a un changement de génération. Ceux qui ont connu le fascisme sont presque tous morts. Pour les jeunes, les années 1920 et 1930 sont aussi pertinentes que le XIXe siècle ou l’Empire romain.

Pourquoi les Italiens sont-ils indulgents envers le fascisme ?

Paul Corner (PC) : Ils se voient comme des « braves gens ». Par convention, ils ont l’impression de n’être pas capables de faire du mal. Le fascisme a eu la grande chance d’être comparé au nazisme, qui est manifestement pire. J’ai écrit ce livre par frustration contre cette complaisance.

JF : Il y a un grand débat sur le fascisme parmi les historiens en Italie. Ces dernières années, plusieurs travaux ont démoli l’idée que le fascisme était bénin. C’était un régime impérial, violent et agressif. Mais évidemment, l’opinion publique ne tient pas compte des découvertes des historiens. L’idée que l’Italie a changé de côté en 1943 et a combattu les Allemands efface toute culpabilité nationale.

D’autre part, à la base, il y a un grand désir d’unité. Le dirigeant communiste Palmiro Togliatti a appuyé une amnistie pour les fascistes après la guerre. Et l’une des grandes crises politiques de l’Italie moderne, l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro en 1978, était liée à son projet de « compromis historique » permettant l’entrée des communistes au gouvernement. Alors, on ne peut renier une partie de son passé, on l’accepte et on le regarde avec bienveillance.

Est-ce que la violence d’extrême gauche influence l’opinion favorable au fascisme ?

JF : Oui, certainement. Il y a eu des attentats des Brigades rouges dans les années 1970, et aussi du terrorisme d’extrême droite, cela dit. Et après tout, Mussolini a pris le pouvoir à cause de la peur du communisme. L’Italie a connu en 1921-1922 le biennio rosso, deux ans où l’extrême gauche a pris le contrôle de beaucoup d’usines et de villes. Ma propre arrière-grand-mère était favorable au fascisme. Mussolini était populaire chez les grandes démocraties jusqu’à son invasion de l’Éthiopie en 1935, à cause de cette opposition au communisme.

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Benito Mussolini au balcon du palais de Venise, à Rome

Giorgia Meloni est-elle néofasciste ?

PC : Son pedigree est fasciste. Son discours à Madrid en octobre au parti Vox était fasciste [elle a vanté l’« Europe des patriotes »]. Depuis qu’elle est élue, elle fait attention. Mais, comme on dit en anglais, if it walks and talks like a duck… [si ça marche comme un canard, fait du bruit comme un canard, c’est un canard]. De toute façon, beaucoup dans son entourage sont manifestement fascistes.

JF : Ça ne sert pas à grand-chose de la traiter de fasciste. Elle l’était adolescente, elle a passé sa vie politique dans ce monde. Mais le fascisme ne l’intéresse plus. Elle est plutôt une populiste d’extrême droite, comme l’était la république de Salò que Mussolini a dirigée entre 1943 et 1945. Mais il y a des gens dans son parti qui sont très proches du fascisme.

Pourquoi a-t-elle été élue, alors ?

PC : La situation actuelle est très difficile, avec les crises économique et migratoire. La gauche et les gouvernements technocrates n’ont rien su faire. Il est certain que peu de gens ont voté pour elle spécifiquement parce qu’elle est néofasciste.

JF : Il y a la pandémie, les échecs de la gauche face aux problèmes structurels de l’Italie, et surtout sa personnalité très forte.

Verra-t-on un retour à la violence fasciste ?

PC : Il est certain que des groupes ouvertement fascistes, racistes et violents, comme CasaPound [du fasciste d’origine américaine Ezra Pound], sont plus expressifs. Pour le moment, ça ne s’est pas traduit en actes.

JF : Je ne crois pas. La Constitution italienne de 1947, qui est une merveille d’écriture, empêche toute concentration du pouvoir. Il y a toujours des contre-pouvoirs. Les Italiens préfèrent un État faible, au risque qu’il soit impuissant face aux problèmes du pays.

Hormis l’Holocauste, y a-t-il des différences entre le nazisme et le fascisme ?

PC : Le nazisme était organisé autour du concept de race, alors que le fascisme privilégiait l’État. Ceux qui étaient exclus étaient les opposants politiques. Le fascisme crée un nouvel homme, alors que le nazisme veut éliminer les impuretés pour que l’homme aryen puisse s’exprimer pleinement.

JF : La priorité du fascisme était de garder le pouvoir, pas de conquérir le monde. Hitler avait l’idée messianique de conquérir la Russie. L’alliance avec Hitler a été la grande erreur de Mussolini. Sans ça, il serait mort dans son lit, encore au pouvoir. Mais sans Mussolini, les nazis ne prennent pas le pouvoir, et Franco non plus. Mussolini a changé le monde. Il a montré que la violence organisée contre des ennemis politiques permet de prendre le pouvoir et de le garder.

Mussolini en huit dates

1883 : Naissance de Mussolini en Émilie-Romagne

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Benito Mussolini et ses chemises noires lors de la marche sur Rome qui l’a mené au pouvoir en 1922

1922 : Prise du pouvoir après une « marche sur Rome » des chemises noires fascistes

1929 : Un concordat avec le Vatican légitime le régime fasciste

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Benito Mussolini lors d’un de ses nombreux discours devant une foule à la place Venezia, à Rome

1935 : Invasion de l’Éthiopie

1940 : Entrée en guerre avec l’invasion de la France

24 juillet 1943 : Emprisonnement de Mussolini par le Grand Conseil fasciste, paix avec les Alliés

12 septembre 1943 : Quatre jours après la paix entre l’Italie et les Alliés, un commando allemand libère Mussolini, qui fonde la république de Salò dans le nord-est du pays

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Exécution publique de Benito Mussolini et d’autres fascistes, à Milan, en 1945

28 avril 1945 : Exécution par la foule de Mussolini à Milan

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  • 26 %
    Proportion du vote électoral obtenu par Giorgia Meloni
    SOURCE : COMMISSION ÉLECTORALE ITALIENNE
    65 %
    Taux de participation aux élections du 25 septembre en Italie
    SOURCE : COMMISSION ÉLECTORALE ITALIENNE