(Kharkiv) Dans les zones libérées reprises par l’armée ukrainienne aux forces russes, les enquêteurs entament le long travail de recensement des crimes de guerre. Dans la seule région de Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine, plus 1400 cas ont déjà été recensés.

Assise sous l’un des arbres de la place principale de Malaya Rohan, bourgade située non loin de Kharkiv, Natalia semble avoir réchappé à un ouragan.

PHOTO SADAK SOUICI, COLLABORATION SPÉCIALE

Natalia, habitante de Malaya Rohan

Un soir de bombardements, ma fille et moi nous sommes réfugiées dans l’école avec d’autres habitants. Un soldat russe est entré en brisant la vitre, a fait s’agenouiller tout le monde et a contraint ma fille à monter à l’étage avec lui. Il l’a violée toute la nuit, lui a lacéré le visage et rasé les cheveux.

Natalia, habitante de Malaya Rohan

L’armée russe, qui a occupé le village pendant quatre semaines, laisse dans son sillage une multitude de vies brisées.

En lisière du village aux rues jonchées de chars d’assaut calcinés, de cratères de bombes et de maisons éventrées, quatre villageois creusent le sol d’une ferme afin d’exhumer la dépouille d’Inna Bobrynceva, une septuagénaire tuée par des tirs d’artillerie russe. Une équipe de policiers supervise la scène et récolte des indices.

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Portrait d’Inna Bobrynceva Semenivna, victime d’un bombardement russe dans les environs de Kharkiv. Elle avait alors 23 ans et vivait à Vologda, au nord de Moscou.

« Tirer sur des civils constitue un crime de guerre, explique Maxim Klimovets, jeune procureur responsable de l’enquête. Nous récoltons des éclats d’obus afin de déterminer le type d’unité militaire ayant commis ce crime. De là, nous verrons avec le renseignement quels bataillons étaient présents dans les environs au moment des faits. »

À ses côtés, Vadim, mari de la victime, est inconsolable. « Pendant les premières semaines d’occupation, ma femme et moi nous sommes enfermés dans la cave, explique-t-il. Le 12 mars, alors que la fréquence des détonations diminuait, nous sommes sortis prendre l’air. Mais les bombardements ont subitement repris, cette fois en plein sur notre maison. En battant en retraite, les Russes bombardaient le village. Ma femme a été mortellement touchée à la tête. »

Constamment interrompu par de nouvelles explosions, il faudra à Vadim six jours avant de pouvoir enterrer la mère de ses enfants, derrière leur potager.

Prostré sous un arbre, en retrait, son fils Pacha, 36 ans, a refusé d’assister à l’exhumation du corps de sa mère. Trop douloureux, d’autant que la police a dû ouvrir le cercueil pour identifier le corps.

« Ma mère a refusé d’évacuer, car elle ne voulait pas abandonner ses animaux de compagnie, auxquels elle tenait plus que tout au monde. Mon père a fini par céder, et ils sont restés », murmure Pacha en regardant la police scientifique embarquer la dépouille de sa mère à bord d’un fourgon à destination de l’institut médico-légal de Kharkiv. « Ce que les Russes ont fait à mes parents est un horrible crime de guerre. »

Une tâche complexe

Traduire en justice les soldats russes responsables du martyre de Malaya Rohan sera difficile. En plus de la difficulté d’appréhender les suspects, l’Ukraine doit faire face à une somme vertigineuse de crimes de guerre présumés. Lors d’une récente visite à La Haye, la procureure générale ukrainienne, Iryna Venediktova, a annoncé que son pays avait identifié quelque 15 000 crimes de guerre et 600 suspects.

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Aleksandr Vassilievitch, procureur de la région de Kharkiv

Rien que dans la zone sous ma juridiction, nous avons identifié 1400 crimes de guerre. Par ailleurs, 22 % de notre région est toujours occupée, et nous ne pouvons savoir quels crimes sont en train d’y être commis, d’autant qu’il apparaît que les Russes tentent d’effacer les traces de leurs actes.

Aleksandr Vassilievitch, procureur de la région de Kharkiv

En bordure de Kharkiv, des dizaines de minibus arrivent justement de territoires occupés par Moscou. Malgré la guerre, les belligérants ont organisé ce jour-là le passage de 5000 civils souhaitant rejoindre l’ouest de l’Ukraine.

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Des réfugiés arrivent à Kharkiv en provenance de zones occupées par la Russie, en juin. Beaucoup d’entre eux disent avoir été témoins de crimes de guerre commis par les forces de Vladimir Poutine.

Après 12 heures d’un trajet à haut risque, ces réfugiés témoignent tous de la dureté du joug de l’armée russe. « Notre quartier a été pilonné par l’armée russe, plusieurs de nos voisins sont morts », raconte Karina, 19 ans, accompagnée de sa sœur Macha et de son frère Kolya, des jumeaux âgés de 10 ans. Plusieurs rescapés relatent par ailleurs un phénomène de pillage systématisé.

Les militaires « se livrent à de véritables razzias en emportant tout ce qui leur passe sous la main : voitures, électroménagers, espèces. Ils visent particulièrement les entreprises », témoigne Yliena, habitante de Volchansk, près de la frontière russe.

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À l’entrée de Malaya Rohan, un char russe disloqué par un missile Javelin. L’armée russe a occupé le village pendant quatre semaines.

Aleksandr Vassilievitch, dont les équipes prendront en charge les dépositions des évacués, souligne l’importance pour l’Ukraine de reconquérir la totalité de son territoire.

« Tant que tout le pays n’est pas libéré, des milliers d’Ukrainiens n’obtiendront pas justice », rappelle-t-il. Kharkiv, toujours pilonné quotidiennement par l’armée russe, n’a pas fini de recenser ses crimes de guerre.