C’est une armée occulte dont le Kremlin nie l’existence. Les mercenaires du Groupe Wagner tuent, pillent et étendent l’influence de la Russie, et ce, dans une totale impunité.

Armes, assassinats et propagande

Ils étaient une centaine à brandir des pancartes clamant « La Russie sauve le Donbass », ou encore « Russie et Centrafrique contre le nazisme ».

C’était le 5 mars dernier à Bangui, capitale de la République centrafricaine (RCA).

Mais qu’est-ce que ce pays éprouvé par des années de guerre civile a donc à faire d’un conflit qui se déroule à plus de 9000 km de ses frontières ?

PHOTO ASHLEY GILBERTSON, ARCHIVES NEW YORK TIMES

Des mercenaires russes du groupe Wagner montent la garde, le 1er mai 2019, lors d’un défilé à Bangui, en République centrafricaine.

En apparence, pas grand-chose. En réalité, cette démonstration de solidarité envers Moscou n’est qu’un des signes de l’influence croissante que le Kremlin exerce sur l’Afrique.

Au cœur de cette influence : le Groupe Wagner, mystérieuse armée de mercenaires russes que l’on a vue à l’œuvre d’abord en Ukraine, puis en Syrie et dans une demi-douzaine de pays africains.

La RCA joue un peu le rôle de « laboratoire de l’expansion russe en Afrique », dit Pauline Bax, analyste de l’International Crisis Group.

PHOTO FLORENT VERGNES, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président de la République centrafricaine,
 Faustin-Archange Touadéra

Appelée à la rescousse par le président Faustin-Archange Touadéra pour mater des factions rebelles, la Russie a commencé par lui acheminer des armes. Puis, dès 2018, des instructeurs militaires. Pas des officiers de l’armée russe, mais des hommes d’une armée de l’ombre dont Moscou nie l’existence.

Il y a aujourd’hui entre 1200 et 2000 mercenaires russes en RCA, estime Pauline Bax. Depuis leur arrivée, ils ont aidé le gouvernement à repousser les groupes rebelles hors des grandes villes. Tout en étendant leur contrôle sur ce pays et en mettant la main sur son or et ses diamants.

Ce groupe armé conseille le gouvernement sur des questions névralgiques, comme ses politiques minières. Il aide le président Touadéra à modifier la Constitution de son pays pour pouvoir rester au pouvoir pour un troisième mandat – une procédure bien rodée par Vladimir Poutine.

PHOTO TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

Des mercenaires russes et des militaires centrafricains escortent le président Touadéra, à Bangui, le 16 février.

Plus étonnant, les étudiants des universités centrafricaines sont désormais obligés de suivre des cours de russe.

Un film à la gloire des mercenaires russes, Touriste, a été projeté au stade de la capitale en 2021. Une production financée par Evguéni Progojine, oligarque russe proche de Vladimir Poutine que l’on considère comme le bailleur de fonds du Groupe Wagner.

Et une sculpture représentant trois combattants en treillis volant au secours d’une mère africaine se dresse depuis peu au cœur de la capitale.

Exactions

Mais les mercenaires russes ne font pas qu’étendre leur influence. Ils sèment aussi la mort dans leur sillage.

PHOTO TIRÉE DE TELEGRAM

Une sculpture représentant des combattants russes et des militaires centrafricains venant au secours d’une mère et de ses enfants, à Bangui

« Des civils, des membres du personnel de maintien de la paix, des journalistes, des travailleurs humanitaires et des membres de minorités en RCA ont été violemment harcelés et intimidés par les “instructeurs russes” du Groupe Wagner », a dénoncé l’ONU en octobre 2021.

Les troupes de Wagner entrent sur des sites miniers dans des régions difficiles d’accès, ils tuent et ils volent.

Pauline Bax, analyste de l’International Crisis Group

Au début, en RCA, les soldats de Wagner apparaissaient comme une « force de libération » contre les groupes rebelles, dit Pauline Bax.

PHOTO ALEXIS HUGUET, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un camion du Groupe Wagner, sur la base de l’armée centrafricaine, à Bangassou, en février 2021

« Ils sont de plus en plus perçus comme une force de déstabilisation qui risque d’accroître la violence. »

Des « petits bonshommes »

Au printemps 2014, après avoir annexé la Crimée, la Russie soutient de prétendus « séparatistes prorusses » dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine.

Ces insurgés comptent dans leurs rangs des combattants décrits comme de « petits bonshommes verts ». À l’époque, personne ne savait ce qu’ils représentaient au juste.

PHOTO SIEGFRIED MODOLA, ARCHIVES REUTERS

Bangui, en février 2016

En réalité, ce seraient les premiers mercenaires du Groupe Wagner, avance Tracey German, spécialiste des conflits au King’s College de Londres.

Selon elle, ils étaient jusqu’à un millier à prêter main-forte aux groupuscules en rupture de ban avec Kyiv qui tentaient de prendre le contrôle des oblasts de Donetsk et de Louhansk, à la frontière de la Russie.

À quoi devaient-ils servir ? Comme les groupes militaires privés sont officiellement interdits en Russie, ils permettent au Kremlin de se distancer des crimes commis sur le terrain. Ils offrent une zone de « déni et d’ambiguïté », selon Tracey German.

La présence de combattants occultes a aussi permis de présenter l’insurrection du Donbass comme un mouvement entièrement ukrainien, alors qu’il était créé de toutes pièces par le Kremlin, affirme Maria Popova, spécialiste de l’espace postsoviétique à l’Université McGill.

D’autres analystes soulignent qu’au début de la guerre, en 2014, puis en février 2022, les mercenaires russes avaient pour mission de créer de fausses attaques pour justifier l’intervention russe.

Ou même qu’ils devaient agir en arrière-scène pour neutraliser des séparatistes ukrainiens devenus trop indépendants aux yeux du Kremlin.

Comme ce groupe paramilitaire occulte n’a aucune structure officielle connue, personne ne peut dire avec certitude combien de « soldats » se battent sous son enseigne. Les estimations vont de 2000 à 5000.

La première fois que l’existence de cette organisation filtre sur la scène internationale, c’est le 7 février 2018, alors que des dizaines de combattants russes trouvent la mort dans une confrontation près de Deir Azor, en Syrie.

Moscou commence par nier qu’il y a des victimes russes, puis se défend d’avoir quelque lien que ce soit avec elles.

Puis il y a cette vidéo effroyable qui a surgi en 2019 sur les réseaux sociaux. On y voit une poignée d’hommes armés, s’exprimant en russe, torturer à mort un déserteur syrien. Ils coupent ses mains, le décapitent avant d’incendier son corps. Pendant toute la scène, ils rient aux éclats.

Le Groupe Wagner venait de se faire connaître sur la planète dans toute sa brutalité.

Le combattant et le financier

PHOTO ALEXANDER ZEMLIANICHENKO, ASSOCIATED PRESS

Evguéni Progojine, le bras financier du Groupe Wagner, en août 2016

L’homme à qui on attribue la « paternité » du Groupe Wagner s’appelle Dmitri Outkine. Dans la jeune cinquantaine, ce vétéran de l’armée russe qui a combattu dans les deux guerres de Tchétchénie est aussi un spécialiste du renseignement militaire.

Son nom de combat, Wagner, fait référence au compositeur préféré d’Adolf Hitler, dont il affiche fièrement la symbolique, avec ses tatouages des SS et de l’aigle nazi.

L’idéologie nazie imprègne une partie des membres du Groupe Wagner – qui prétendent pourtant combattre le nazisme… en Ukraine.

Selon Marat Gabidullin, ex-membre du Groupe Wagner qui vient de publier ses mémoires, environ le tiers des mercenaires de Wagner adhèrent à la rodnovérie – un mouvement ultranationaliste russe né dans les années 1980.

« Il y a une évolution dynamique dans la fusion des ultranationalistes russes et des paramilitaires russes », souligne Candace Rondeaux, professeure à l’Université d’Arizona et auteure d’un rapport sur le Groupe Wagner, dans un article publié par Foreign Policy.

PHOTO TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Dmitri Outkine, présenté comme le fondateur 
du Groupe Wagner

Dmitri Outkine a reçu la Croix d’honneur de Vladimir Poutine en 2016, pour le rôle qu’il a joué dans la bataille d’Alep, en Syrie.

Fin 2017, il devient directeur de la société Concord Management and Consulting, société qui appartient à Evguéni Progojine qui agit comme le bras financier du Groupe Wagner.

PHOTO ALEXEY DRUZHININ, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Vladimir Poutine et Evguéni Progojine, en septembre 2010. Concord Catering, l’entreprise de celui qu’on surnomme le chef de Poutine, fournit alors en nourriture les écoles, les hôpitaux de Moscou et l’armée russe.

Progojine vient de Saint-Pétersbourg, comme Vladimir Poutine. Il y a d’abord fait fortune avec des cantines de hot dogs, avant de raffiner ses plats et de devenir celui que l’on appelle « le chef de Poutine ».

Evguéni Progojine a plus que des hot dogs à son menu. Il est aussi lié à l’Internet Research Agency, organe de propagande responsable de l’ingérence russe dans la campagne électorale américaine de 2016. Progojine est d’ailleurs sous le coup des sanctions américaines pour l’ensemble de son œuvre.

Car le Groupe Wagner est plus qu’une armée privée. C’est aussi un puissant organe servant à diffuser la désinformation russe. Depuis octobre 2019, Facebook a fermé 300 faux comptes africains liés à Evguéni Progojine.

Le Groupe Wagner « décuple la force de frappe militaire, vend des armes, entraîne des soldats locaux, fournit du personnel de sécurité et agit comme consultant politique », énumère la fondation Carnegie dans un récent rapport.

Sans existence officielle, cet organe de pouvoir russe agit dans la plus totale impunité.

Pour l’argent, pour la Russie…

PHOTO STÉPHANE DE SAKUTIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Marat Gabidullin, ex-mercenaire du Groupe Wagner

Qui sont les hommes du Groupe Wagner ? Pourquoi s’enrôlent-ils ? La journaliste française Alexandra Jousset, coréalisatrice du documentaire Wagner – L’armée secrète de Poutine, répond à ces questions. Et nous parle de l’ancien mercenaire Marat Gabidullin, qui vient de lancer un livre pour raconter son expérience et qu’elle a rencontré dans le cadre de son enquête.

Q : Certains perçoivent le Groupe Wagner comme un ramassis de renégats, de têtes brûlées, de repris de justice et de psychopathes. Est-ce le cas ?

R : Il n’y a pas de profil des combattants Wagner. Beaucoup sont des anciens de l’armée russe, des réservistes, des gens qui savent se battre. Il y a aussi des gens qui ont été condamnés, qui n’avaient pas de travail. Ce sont des hommes qui ne peuvent plus trouver une place légitime dans la société, mais ce sont surtout des mercenaires qui se battent pour l’argent.

Servent-ils aussi une cause ? Une idéologie ?

On ne peut pas tirer de conclusion sur la façon dont ils sont en général. On sait que de 30 % à 40 % sont des adeptes de la rodnovérie, qui est une forme d’idéologie très forte*.

PHOTO FOURNIE PAR ALEXANDRA JOUSSET

Alexandra Jousset, coréalisatrice du documentaire Wagner – L’armée secrète de Poutine

Mais ce qu’on nous a dit, c’est qu’ils ne sont pas du tout prosélytes et qu’on ne demande pas aux 60 % qui restent d’avoir une idéologie d’extrême droite. Derrière, par contre, il y a toujours la défense de la Grande Russie et des valeurs nationales.

Dans votre documentaire, un ancien mercenaire du Groupe Wagner, Marat Gabidullin, témoigne à visage découvert ; il est le premier à le faire. Il raconte aussi son expérience sur le terrain dans un livre : Moi, Marat. Quels risques prend-il en s’exposant ainsi ?

Il prend des risques énormes. Parmi les gens qui ont enquêté sur Wagner, certains ont été tués, d’autres sont menacés de mort. Mais il a pris ces risques en son âme et conscience. C’est un travail qui a été mûri et réfléchi de sa part, ce n’est pas un coup de tête.

Pourquoi tenait-il tant à raconter son expérience ?

La première chose, c’est qu’il voulait faire sortir ces combattants de l’ombre. Ce qui l’a révolté, c’est quand, après la bataille de Deir Ezzor [en Syrie], où un tiers de ses hommes sont morts, la porte-parole du Kremlin a dit que les gens qui étaient là-bas étaient des « touristes ». Ça l’a révolté qu’on ne reconnaisse pas leur travail pour la Russie, qu’on ne reconnaisse pas qui ils sont. Il y a un peu le sentiment qu’ils ont été sacrifiés.

Dans son livre, Marat Gabidullin présente Wagner comme une armée d’hommes valeureux et efficaces sur le terrain. Est-ce un portrait idéalisé ? Où est la part d’ombre ?

C’est une question qu’on a souvent posée à Marat. Il a admis qu’il pillait quand il arrivait dans les villages. Respectait-il les conventions de Genève ? Non. Ce qu’il refuse d’admettre, ce sont les crimes de guerre. On a pourtant des témoignages de gens en Centrafrique qui parlent de viols, de torture, de gens démembrés…

La terreur serait un système chez Wagner ?

Lui refuse de l’admettre. Je ne sais pas si c’est sincère ou pas. Ce qui est vrai, c’est que l’armée russe a un gros problème de middle management. C’est pour ça que vous voyez beaucoup de généraux mourir sur le champ de bataille. Du coup, ils envoient des gens comme Wagner parce qu’ils sont beaucoup plus souples. Le problème, c’est que si vous n’avez pas la pression du commandement et que personne ne contrôle ce que vous faites sur le terrain, ça provoque beaucoup plus d’exactions et les pires abus. C’est le problème de Wagner.

Jusqu’à quel point font-ils la différence sur les champs de bataille ?

Ça dépend des lieux. En Libye, beaucoup de gens nous ont dit qu’ils avaient fait la différence. Mais c’est aussi important de rappeler qu’au Mozambique, ils ont pris une grosse raclée face à Daech.

Wagner est censée être une armée secrète, fantôme. Avec tous ces documentaires, livres et reportages, elle l’est de moins en moins. Est-ce que ça compromet l’existence du groupe ?

Notre documentaire ne change absolument rien puisque, de toute manière, ils sont en déni total. Et on a beau leur montrer par a + b, avec des témoignages, des photos, ils continuent à nier. Mais ils se développent dans plus de pays et prennent encore plus de pouvoir. Ce qui est incroyable, c’est que Poutine et Sergueï Lavrov [ministre des Affaires étrangères de Russie] aient finalement reconnu l’existence de Wagner, au Mali. Ils ont dit : c’est une armée privée, ils n’ont rien à voir avec nous. Mais ils ont reconnu. Et ça, c’est assez fou, puisque les sociétés militaires privées sont interdites en Russie !

* Mouvement néopaïen slave, inspiré du nationalisme ethnique et du discours racialiste allemand