Une poursuite en diffamation contre une journaliste vedette anglaise tourne court

Une poursuite en diffamation intentée par un riche homme d’affaires anglais contre une journaliste vedette du pays qui soupçonnait la Russie d’avoir joué en sous-main un rôle important dans le financement de la campagne des partisans du Brexit a tourné court, lundi.

La décision en faveur de Carole Cadwalladr, une collaboratrice du Guardian et de sa version hebdomadaire , The Observer, a été saluée comme une victoire cruciale par des organisations de défense de la liberté de la presse qui s’alarment de la multiplication de procédures « bâillons » visant à intimider les médias.

« Il s’avère que c’est finalement une mauvaise journée pour les brutes qui veulent empêcher les reportages d’intérêt public et une excellente journée pour la liberté d’expression », a commenté Rebecca Vincent, de Reporters sans frontières.

L’homme d’affaires à l’origine de la poursuite, Arron Banks, qui était le principal donateur du camp pro-Brexit, a tempéré cet enthousiasme en relevant que le juge au dossier avait reconnu le caractère dommageable d’une déclaration trompeuse de la journaliste à son sujet sans pour autant la condamner pour diffamation.

« J’imagine qu’accuser quelqu’un sans raison d’avoir accepté de l’argent russe pour le Brexit ne suffit pas » pour obtenir gain de cause, a souligné l’homme d’affaires en précisant qu’il porterait « probablement » en appel la décision de la Haute Cour de Londres.

Journaliste notoire

Mme Cadwalladr a obtenu une notoriété internationale après avoir enquêté sur le siphonnage de données de Facebook par la firme Cambridge Analytica et son rôle dans la campagne électorale de l’ex-président américain Donald Trump en 2016.

Elle a aussi écrit divers articles sur le Brexit et la Russie, se questionnant notamment sur la provenance de millions d’euros injectés par M. Banks à partir d’une firme établie dans un paradis fiscal.

Plutôt que de cibler les textes écrits dans les journaux, l’homme d’affaires a poursuivi Mme Cadwalladr pour des propos tenus lors d’une conférence TED en avril 2019 où elle a suggéré qu’il avait menti à répétition relativement à ses liens « secrets » avec le gouvernement russe.

PHOTO MARLA AUFMUTH, TED

Carole Cadwalladr, lors de sa conférence TED d’avril 2019

Il a aussi ciblé des tweets de la journaliste publiés quelques mois plus tard dans lesquels elle revenait à la charge à ce sujet.

Agissant à la demande de la Commission électorale britannique, l’agence britannique de la lutte contre le crime organisé (NCA) a enquêté sur la provenance d’un financement de huit millions d’euros — équivalent à 10,7 millions de dollars canadiens — avancé par M. Banks durant la campagne du Brexit avant de conclure en septembre 2019 qu’aucun crime n’avait été commis.

La commission électorale a accepté cette conclusion en avril 2020, compliquant la position de la journaliste dans le cadre de la poursuite en diffamation.

Pas réellement porté préjudice

Renonçant à faire la démonstration de malversations, ses avocats ont plutôt plaidé que Mme Cadwalladr était convaincue d’agir dans l’intérêt public en se questionnant sur le rôle d’Arron Banks comme elle l’a fait lors de sa conférence TED et qu’il était « raisonnable » de le penser alors que la NCA n’avait pas encore conclu son enquête.

Le juge a finalement acquiescé pour écarter l’allégation de diffamation tout en relevant que les propos étaient de nature à nuire à l’homme d’affaires. Il a par ailleurs statué que les tweets ne lui avaient pas réellement porté préjudice.

Le verdict a été accueilli lundi avec un énorme soupir de soulagement par Mme Cadwalladr, qui a dû faire appel au soutien du public pour financer sa bataille judiciaire.

Le fait que cette cause ait pu aller de l’avant montre que les lois en matière de diffamation favorisent les gens riches et puissants.

Carole Cadwalladr

La journaliste a également dit espérer « qu’aucun autre journaliste n’aura à subir l’épreuve » qu’elle a traversée.

Mme Vincent note qu’il est impératif que les autorités britanniques mettent de l’avant des lois protégeant les journalistes contre des « poursuites bâillons ».

Dans un rapport disponible en ligne, le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias prévient que des procédures de ce type se multiplient dans plusieurs pays du continent parce que leur importance et leur impact ne sont pas reconnus, contrairement à ce qu’on observe « aux États-Unis, au Canada et en Australie ».

La Commission européenne a introduit fin avril une directive qui doit donner lieu à terme d’empêcher cette pratique, en permettant notamment aux tribunaux de rejeter rapidement les poursuites lorsqu’elles sont « manifestement abusives ».

Le commissaire à la Justice, Didier Reynders, a souligné à cette occasion qu’il est essentiel que la liberté d’information soit protégée pour permettre une « démocratie saine et dynamique ».