Plus de trois mois après que l’armée russe eut envahi l’Ukraine, des voix appellent Kyiv à accepter des compromis territoriaux. L’expérience de Kherson, ville soumise à l’armée russe depuis le 1er mars, montre ce qui attend les Ukrainiens dans les zones occupées par leur puissant voisin.

La photo a été prise en janvier alors que Kherson affichait encore ses décorations de Noël. C’est la dernière image où Alisa Gorshkova figure aux côtés de son cousin Andreï Gorshkov dans une pose insouciante.

Un mois plus tard, la Russie a envahi l’Ukraine. Le 1er mars, l’armée russe a pris le contrôle de Kherson, ville de 300 000 habitants située à la frontière de la Crimée.

PHOTO FOURNIE PAR ALISA GORSHKOVA

Andreï Gorshkov et sa cousine Alisa Gorshkova, à Kherson, en janvier dernier

Depuis, environ 40 % des habitants de Kherson ont fui la ville. Les autres vivent dans un régime de terreur.

Comme des milliers d’Ukrainiens, Andreï Gorshkov, 28 ans, a rejoint les rangs de la Défense territoriale dès le premier jour de l’offensive russe.

Le 30 mars, une quinzaine de militaires russes se sont pointés chez lui. Des voisins ont vu Andreï tenter de s’enfuir par la fenêtre. Puis être poussé dans un véhicule et emmené vers une destination inconnue.

Quand elle s’est présentée au poste de commandement russe pour avoir des nouvelles d’Andreï, Alisa a été menacée de déportation.

« Ils m’ont dit que si je voulais rester vivante, je devais partir en Russie », a-t-elle témoigné en entrevue téléphonique de l’Allemagne, mardi.

Les premières informations au sujet d’Andreï n’étaient pas rassurantes. Un codétenu libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers lui a parlé de la « chambre de torture » où plusieurs prisonniers, dont Andreï, ont été maltraités.

Sentant la soupe chaude, Alisa a pris le chemin de l’exil. Pendant plusieurs semaines, elle a perdu la trace de son cousin. Puis, elle a reçu un message envoyé du téléphone d’Andreï disant que son cousin serait poursuivi pour crimes contre la Russie en Crimée, annexée par Vladimir Poutine en 2014.

Quand elle a contacté la prison où Andreï était censé être détenu, à Sébastopol, on lui a dit qu’il ne s’y trouvait pas. Le dernier message envoyé de son téléphone date du 10 mai. Depuis, c’est le silence.

Purges, kidnappings, torture

Andreï Gorshkov n’est qu’une des victimes du régime de peur instauré par l’occupant russe.

Dans un rapport publié le 6 juin, l’Initiative des médias pour les droits de la personne, une ONG ukrainienne, affirme que le FSB, le service de sécurité russe, mène une vaste chasse à l’homme à Kherson.

Le rapport recense 10 lieux de détention où « les détenus ont été gravement battus et torturés ».

PHOTO OLEXANDR CHORNYI, ASSOCIATED PRESS

Rassemblement contre l’occupation russe sur la place Svobody à Kherson, le 7 mars dernier

Qui est ciblé par ces arrestations sommaires ? D’abord, les personnes soupçonnées d’avoir rejoint la Défense territoriale ukrainienne.

Ensuite, les dirigeants locaux et leurs proches.

Puis, tous ceux qui sont identifiés comme des intellectuels ou des militants pro-ukrainiens.

Et enfin, de simples citoyens.

Pour les Russes, ça ne fait aucune différence que vous soyez un militaire ou un civil, un homme ou une femme, tout le monde est en danger.

Alisa Gorshkova, résidante de Kherson en exil

Entre deux chaises

Après trois mois d’occupation, Kherson n’est plus tout à fait en Ukraine, mais pas en Russie non plus.

Les réseaux de communication ukrainiens ont été coupés.

Pour avoir une carte SIM russe, il faut présenter son passeport aux nouvelles autorités.

Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a récemment enjoint aux habitants de Kherson de ne pas communiquer leurs données personnelles à l’occupant, de crainte qu’elles ne soient utilisées pour légitimer un éventuel référendum proposant d’annexer Kherson à la Russie.

Mais pour les habitants de Kherson, c’est ça ou pas de téléphone du tout.

L’occupant a mis en place une nouvelle administration, remplaçant le maire Igor Kolykhaïev par un militant prorusse local et soumettant la région à un nouveau « Comité pour la paix et l’ordre ».

Le directeur adjoint de ce comité, Kyrylo Stremousov, a annoncé qu’il allait demander à Moscou d’annexer la région de Kherson. Le Kremlin a répondu qu’on allait soumettre le projet au vote.

L’occupant russe agit sur deux axes, résume Natalia Kudriavtseva, politologue ukrainienne ayant elle aussi quitté Kherson, dans un article publié par un institut de recherche américain, le Centre Wilson.

D’une part, des opérations de propagande, telles des distributions d’aide alimentaire, visent à montrer que les habitants de Kherson ont accueilli l’armée russe à bras ouverts.

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Soldats russes montant la garde à Kherson, le 20 mai dernier

L’autre axe est celui de la répression et de l’intimidation par l’entremise d’une crise humanitaire créée artificiellement.

« La “libération” de Kherson prend la forme de mesures répressives avec des purges et de la confiscation de nourriture comme à l’époque de Staline », écrit Natalia Kudriavtseva.

Kherson souffre de pénuries de médicaments et d’aliments de base, confirme Alisa Gorshkova.

« Des diabétiques n’ont plus accès à l’insuline, il y a des bars qui offrent du lait et des brasseries qui vendent des médicaments. »

La « russification » de Kherson se traduit aussi par une tentative de remplacer la monnaie locale, la hryvnia, par le rouble. Les commerçants résistent, dit Alisa Gorshkova, mais la pression est forte, d’autant plus que le système bancaire local ne tient plus qu’à un fil.

Les enseignants ont été conviés à une réunion où on leur a demandé de modifier leur programme. Ils ont réagi en fermant les écoles dès la fin d’avril, témoigne-t-elle. Mais que feront-ils à l’automne ?

Pour l’instant, Kherson est assis entre deux chaises. « On dirait qu’on est de retour en URSS, au XXe siècle », se désole Alisa Gorshkova.

Elle s’accroche à l’espoir que sa ville finira par être libérée. Par revenir en Ukraine. Et au XXIe siècle.