(Dijon, France) Des stocks « inexistants », des livraisons qui arrivent au compte-gouttes et des rayons d’épiceries « pas très remplis », c’est la réalité à laquelle est confronté Luc Vandermaesen. Le dirigeant de Reine de Dijon, troisième moutardier de France, n’a jamais connu une telle pénurie de graines de moutarde en 25 ans. Et le Canada en est en grande partie responsable.

« Tout ce qui reste encore à recevoir a déjà été vendu », déplore le directeur général de Reine de Dijon, située à Fleurey-sur-Ouche, un village à l’ouest de Dijon, qui s’approvisionne à 80 % de graines de moutarde brune du Canada.

PHOTO MYRIAM BOULIANNE, COLLABORATION SPÉCIALE

Luc Vandermaesen, directeur général de Reine de Dijon

Le coupable de cette pénurie ? Le « dôme de chaleur » qui a sévi sur l’Ouest canadien à l’été 2021. Les températures qui ont atteint les 50 °C ont fait sécher les plants. Plusieurs champs de la Saskatchewan n’ont même pas été récoltés, faute de graines.

La région de Bourgogne (centre-est de la France), où se trouve la grande majorité des fabricants de moutarde, dépend largement du Canada – premier exportateur mondial de graines de moutarde – pour la fabrication de ce condiment.

Selon le ministère de l’Agriculture du Canada, on estime que la production de graines de moutarde a chuté de 28 % en 2021-2022. Le prix moyen, lui, a atteint un niveau record à 1700 $ la tonne, soit le double du prix de 2020-2021.

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En France, le prix de la moutarde a ainsi augmenté de 9,26 % d’avril 2021 à avril 2022, selon la société d’analyse de données IRI. Au Canada, selon l’indice des prix à la consommation, le prix des condiments, épices et vinaigres a bondi de 18,7 % en un an.

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Et plus le temps passe, plus le marché s’assèche. « On n’a aucune visibilité. On ne sait même pas ce qu’on va pouvoir faire d’ici deux semaines », s’inquiète le dirigeant de Reine de Dijon, où le volume global de production a diminué de 25 % et les prix à l’exportation ont augmenté de 25 à 40 %.

Production locale difficile

Les agriculteurs français n’ont, quant à eux, pas pu compenser ce manque en raison du gel tardif et des insectes qui ont ravagé les plants de moutarde. En 2016, les agriculteurs bourguignons avaient récolté 12 000 tonnes de graines de moutarde, contre 4000 tonnes en 2021.

« Parfois, on n’a plus de production du tout. Or, la filière n’a plus le droit aux insecticides [pourtant] autorisés au Canada », confie Fabrice Genin, président de l’Association des producteurs de graines de moutarde de Bourgogne, à l’AFP.

La Moutarderie Fallot, située à Beaune (sud de Dijon), a néanmoins pu s’approvisionner à 100 % de graines de moutarde de Bourgogne depuis 2021. « On est les premiers à réussir ce défi. On espère que ce sera constant et durable », affirme Marc Désarménien, directeur général de l’entreprise familiale.

Ce dernier convient toutefois avoir dû retarder son objectif de quelques années en raison de deux mauvaises récoltes successives dans la région. Si c’était encore le cas, le dirigeant n’écarte pas la possibilité de devoir se réapprovisionner au Canada.

Selon Jean-Christophe Bureau, professeur d’économie à AgroParisTech, le Canada s’est spécialisé dans la culture de graines de moutarde dans les années 1960. Les exploitations agricoles plus grandes et plus mécanisées ont ainsi permis une baisse du coût de production favorable à l’exportation. « Mais quand on concentre la production d’une culture dans une seule région du monde, il suffit d’un gros choc climatique pour que les effets de pénurie se fassent sentir sur toute la planète », explique le spécialiste du commerce international dans le domaine de l’agriculture et de l’environnement.

Changements climatiques

Pour faire face aux aléas climatiques, un pôle de recherche de l’école d’ingénieurs AgroSup Dijon spécialisée en agronomie et en agroalimentaire travaille actuellement à développer des variétés de plants de moutarde plus résistants. L’objectif : concevoir une graine au bon rendement qui soit convenable au sol et au climat bourguignons afin de sécuriser la fabrication locale.

Même si le dirigeant de la Moutarderie Fallot convient que c’est un programme de recherche « long et coûteux » et que « rien n’a encore abouti », il souhaite que la recherche continue. « Il faut avoir une filière qui soit durable dans la région afin qu’on puisse se réapproprier notre produit », croit Marc Désarménien.

Les industriels devront toutefois s’armer de patience. « Les changements climatiques vont très vite, et la science a dû mal à suivre ce rythme. On voit apparaître des solutions de substitution, mais elles sont peu efficaces sur le long terme », souligne Jean-Christophe Bureau.

Chez Reine de Dijon, Luc Vandermaesen n’abandonnera pas de sitôt ses approvisionnements du Canada. Il tentera plutôt de les équilibrer, question « de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ». Mais en attendant la récolte de l’été 2022 (en juillet en Bourgogne et en août au Canada), il demeure sur le qui-vive, car « beaucoup de choses » peuvent se passer : il peut grêler, pleuvoir, y avoir une canicule. Dépendre du Canada, certes, mais encore plus du climat.

En savoir plus
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    Nombre de types de moutarde que le Canada produit : la jaune, la brune (utilisée dans la moutarde de Dijon) et l’orientale.
    Source : Agriculture et agroalimentaire canada