Pour la première fois, le Sinn Féin a remporté les élections, début mai, en Irlande du Nord. Le parti nationaliste entend maintenant ouvrir la voie à la réunification des deux Irlandes dans la prochaine décennie, mais il faudra d’abord dénouer la crise politique qui se joue autour du Brexit. Explications et rencontre avec la députée du Sinn Féin Orfhlaith Begley.

Londres, le Brexit et l’impasse nord-irlandaise

Vous pensiez que le feuilleton du Brexit était terminé ? Que nenni. Profitant de l’impasse politique en Irlande du Nord, Londres exige de nouvelles modifications au protocole nord-irlandais, clause cruciale de l’accord de divorce avec l’Union européenne, entré en vigueur début 2020.

Une impasse ?

Le parti nationaliste Sinn Féin, partisan d’une réunification de l’Irlande, a remporté la majorité aux élections nord-irlandaises du 5 mai, devançant pour la première fois son éternel rival loyaliste du DUP (protestant, pro-Royaume-Uni).

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Une personne brandit une pancarte demandant que soit protégé le protocole nord-irlandais, lors d’une manifestation à Hillsborough, en Irlande du Nord, à l’occasion de la visite du premier ministre Boris Johnson, à la mi-mai.

Cette victoire ne change pas grand-chose dans les faits, puisque selon les accords du Vendredi saint, signés en 1998 pour mettre fin à 30 ans d’une guerre civile qui a fait 3500 morts en Irlande du Nord, ces deux partis politiques doivent obligatoirement gouverner ensemble, à égalité.

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Jeffrey Donaldson, chef du Parti unioniste démocrate (DUP), le 28 avril dernier

Le problème, c’est que cette fois, le DUP (Democratic Unionist Party) refuse de se joindre à l’exécutif tant que Londres n’aura pas renégocié le fameux protocole nord-irlandais avec l’Union européenne (UE). Le Parlement nord-irlandais est donc inopérant.

Est-ce pour cette raison que Londres veut modifier le protocole ?

En partie, oui. Le premier ministre britannique, Boris Johnson, tient à ce que « son » Brexit réussisse et n’a rien à gagner à ce que l’assemblée nord-irlandaise ne fonctionne pas..

Mais il y a peut-être d’autres raisons, plus cyniques. Certains estiment que Boris Johnson a tout intérêt à maintenir le bras de fer avec l’UE, à la fois pour garantir le soutien de son aile droite (les partisans d’un Brexit dur), mais aussi pour faire diversion, alors que sa cote est en baisse et que le ciel s’obscurcit sur l’économie britannique. « On lance quelque chose d’un peu polémique. On met ça sur la table et comme ça, on parle moins du reste », résume Christophe Gillissen, professeur et spécialiste de la question irlandaise à l’Université de Caen.

Pourquoi le DUP tient-il à ce que Londres renégocie le protocole nord-irlandais ?

Parce qu’il considère que cette entente isole la nation du reste du Royaume-Uni. Rappelons que le protocole nord-irlandais a été créé pour éviter le retour d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord (région constituante du Royaume-Uni) et la République irlandaise (pays membre de l’UE) par crainte de réveiller les tensions communautaires entre catholiques/républicains (pro-Irlande unifiée) et protestants/loyalistes (pro-Royaume-Uni).

Puisque les biens entrant en Irlande par l’Irlande du Nord doivent être soumis aux normes de l’UE, il a été négocié que les contrôles seraient effectués en amont, c’est-à-dire en mer d’Irlande, entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord. Ce compromis place de facto l’Irlande du Nord dans le même espace économique que la République irlandaise. Et cela ne plaît pas du tout aux loyalistes du DUP, qui s’estiment abandonnés par la « mère patrie » et alignés avec l’UE contre leur gré.

Que souhaite modifier Londres dans le protocole ?

Londres demande que les contrôles douaniers soient allégés et mieux ciblés. On veut renégocier la TVA (taxe sur valeur ajoutée) et le rôle de la CEJ (Cour européenne de justice) sur le territoire nord-irlandais. Boris Johnson et sa ministre des Affaires étrangères, Liz Truss, ont brandi la possibilité d’un nouveau projet de loi « unilatéral » si l’Union européenne n’accède pas à leurs demandes.

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Boris Johnson, premier ministre du Royaume-Uni

Cette menace agace grandement Bruxelles, qui n’accepte pas que Johnson veuille renégocier une entente qu’il a lui-même signée. Pour eux, le lien de confiance est rompu. L’UE a clairement fait savoir qu’elle s’opposait à toute modification en profondeur du protocole et brandi la menace d’une guerre commerciale avec le Royaume-Uni. Elle est soutenue par Washington, qui suit le dossier de près et menace pour sa part de saborder le projet d’accord commercial avec le Royaume-Uni.

Quel scénario pour la suite ?

Si aucune issue n’est trouvée dans les six prochains mois, les électeurs nord-irlandais retourneront aux urnes. Mais ces élections s’annoncent risquées pour le DUP, dont la stratégie ne fait pas l’unanimité. « Les gens sont en colère ici. Plusieurs pensent qu’il y a d’autres priorités, comme le coût de la vie et le système de santé », résume David Mitchell, expert en résolution de conflits au Trinity College Dublin, à Belfast.

Christophe Gillissen prévoit, du reste, que l’impasse finira par se dénouer. « Je pense que Londres n’ira pas jusqu’au bout parce que c’est contraire au droit international et que ça va lui compliquer la vie avec Washington. » Selon lui, le gouvernement britannique serait bien mal avisé de provoquer des sanctions et une guerre commerciale avec l’UE, alors que la situation économique s’aggrave au Royaume-Uni (9 % d’inflation en avril).

Même conclusion chez Duncan Morrow, professeur à l’Université d’Ulster, à Belfast : « Boris Johnson fera durer la confrontation tant que cela fait son affaire. Mais il va reculer quand il réalisera que tout cela peut provoquer une crise qui le dépasse. Il va jouer un peu et trouver un compromis… »

Dix ans pour réunifier l’Irlande

La victoire historique du Sinn Féin, le 5 mai dernier en Irlande du Nord, rebat les cartes dans cette région cicatrisée du Royaume-Uni. Le parti nationaliste entend profiter de son élan pour orchestrer la réunification avec la République irlandaise d’ici « la prochaine décennie ». Réaliste ? Selon la députée de West Tyrone, Orfhlaith Begley, cela ne fait aucun doute…

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Orfhlaith Begley, députée du Sinn Féin, était de passage à Montréal.

LA PRESSE : C’est la première fois que votre parti, le Sinn Féin, remporte les élections en Irlande du Nord, historiquement dominée par des partis loyalistes (pro-Royaume-Uni). Comment expliquer ce renversement ?

O. B. : Ça nous a pris plus de 100 ans pour en arriver là. Mais nous avons réussi à démontrer que nous y avons autant droit que les loyalistes. Le Brexit a été un catalyseur. De plus en plus de gens réalisent que le Parlement britannique ne sert pas leurs intérêts. On nous a aussi élus pour nos politiques sociales, un thème central de notre campagne.

La cheffe de votre parti, Mary Lou McDonald, a déclaré qu’elle souhaitait la réunification irlandaise dans la « prochaine décennie ». Est-ce réaliste ?

Très réaliste. À l’heure actuelle, beaucoup de gens en Irlande parlent de changement constitutionnel. Ce sujet est sur les lèvres.

Selon les sondages, pourtant, seulement 30 % des Irlandais du Nord se disent favorables à la réunification avec la République irlandaise, pays membrede l’Union européenne. Comment allez-vous convaincre les loyalistes qui sont profondément attachés au Royaume-Uni et toutes les personnes qui ont peur du changement ?

Avant de tenir un référendum sur cette question, il faut organiser des assemblées citoyennes qui vont permettre de débattre et dissiper ces peurs. Les loyalistes seront partie prenante de ce processus, il faudra parler avec eux de leurs craintes, de leurs préoccupations. Je crois qu’ils sont prêts. Plusieurs ont reconsidéré leur position après le Brexit. Ils préfèrent appartenir à une Union européenne inclusive plutôt qu’à un Royaume-Uni post-Brexit.

Retour au présent. L’Assemblée nord-irlandaise est actuellement bloquée, car le parti loyaliste du DUP (Democratic Unionist Party) refuse de se joindre à l’exécutif tant que le protocole nord-irlandais ne sera pas modifié ou abandonné. Comment se sent-on quand on a remporté une élection et qu’on ne peut gouverner ?

C’est très frustrant et très décevant. Nous avons bataillé dans cette élection pour redonner du pouvoir d’achat aux citoyens et réformer notre système de santé. Nous sommes actuellement incapables de le faire. Il y a des millions de livres que nous ne pouvons dépenser parce que notre exécutif n’est pas fonctionnel. Pour la population, c’est décourageant. Mais il n’y a pas de solution de rechange viable, et je crois qu’avec le temps, la pression va s’accentuer sur le DUP pour qu’il réintègre l’Assemblée.

Pensez-vous, comme le DUP, que le protocole nord-irlandais est néfaste pour l’Irlande du Nord ?

Quand j’ai fait du porte-à-porte pendant la campagne électorale, personne ne m’a dit que le protocole était un enjeu. Idem pour les entreprises locales, avec qui j’ai discuté. Il y a des enjeux qui peuvent être réparés à travers des compromis. Mais je crois que le protocole doit être maintenu, en particulier pour s’assurer qu’il n’y ait pas de frontière physique entre le Nord et le Sud. Il y a même des avantages : nous avons accès à la fois au marché européen et britannique. Des entreprises de la République viennent s’installer chez nous pour cette raison.

Où en sont les tensions communautaires en Irlande du Nord ? On entend encore parler d’altercations entre catholiques (pour une Irlande unifiée) et protestants (pour un maintien dans le Royaume-Uni)…

Il y a encore des fractions qui peuvent vouloir provoquer, mais il y a moins de tensions qu’avant. Personne ne veut revenir au passé. De plus en plus de gens souhaitent travailler collectivement pour que les deux communautés s’épanouissent et qu’il y ait davantage d’intégration.

Le parti Alliance a causé la surprise à la plus récente élection, avec 17 sièges et près de 14 % des voix. Cette formation propose une troisième voie, en dehors des clivages communautaires et idéologiques habituels. Comment interprétez-vous leur performance ?

Le Sinn Féin a conservé tous ses sièges [27 sur 90], alors il faut plutôt regarder chez les partis loyalistes, qui ont perdu des votes. Cela peut refléter le fait que le loyalisme est actuellement en plein chaos et que le DUP s’est enfermé dans un mode permanent d’autodestruction à cause du Brexit et du protocole. Ça montre aussi que le protocole n’est peut-être pas le plus gros enjeu et qu’il y a des problèmes plus importants à régler. Cela dit, l’Alliance n’a pas clairement défini si elle était pour ou contre la réunification. Dans le cas d’un border poll [référendum sur l’unité irlandaise], leurs députés devront décider s’ils sont pour ou contre…