(Stockholm) Poussée à trouver un compromis avec la Turquie pour sauver son entrée dans l’OTAN, la Suède doit aussi composer avec ceux qui s’inquiètent de la voir trop sacrifier, dans la classe politique comme chez les dissidents anti-Erdogan.

« Si l’on veut tout vendre pour une place dans l’OTAN, eh bien allons-y, mais moi je trouve que c’est indigne », tempête auprès de l’AFP la députée suédoise d’origine kurde Amineh Kakabaveh.

« C’est indigne que tout dépende d’accélérer l’adhésion à l’OTAN, quitte à fragiliser la démocratie », dénonce la parlementaire.

Si elle ne siège avec aucun groupe politique, cette élue de gauche a joué un rôle crucial dans la vie politique suédoise ces derniers mois.

C’est elle qui avait sauvé le gouvernement social-démocrate du premier ministre Stefan Löfven l’été dernier, puis donné une voix décisive à l’élection de Magdalena Andersson à sa succession en novembre.

Comme la députée prokurde, plusieurs partis d’opposition, élus ou encore des personnalités du monde des médias et de la culture ont appelé ces derniers jours la première ministre et son gouvernement à ne pas céder aux exigences turques, à moins de quatre mois des élections en Suède.

Afin de pouvoir valider leur candidature à l’OTAN, la Suède et la Finlande doivent avoir le feu vert des 30 pays membres, dont la Turquie.

Après le blocage surprise du président Recep Tayyip Erdogan, Ankara a publié lundi une liste de ses exigences auprès de Stockholm, qui comprennent notamment des extraditions de personnes considérées par les autorités turques comme des « terroristes » proches de son ennemi juré du PKK et de ses alliés des YPG en Syrie.

Parmi les personnes visées figurent aussi, selon les médias turcs, des journalistes accusés par Ankara d’être proches du mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’avoir ourdi une tentative de coup d’État de 2016.

Pour deux d’entre eux, Abdullah Bozkurt et Levent Kenez, se retrouver au centre d’un bras de fer entre Ankara et Stockholm « n’a pas du tout été une surprise ».

« Un mois avant que la Suède ne se décide à déposer une candidature à l’OTAN, on plaisantait en disant que si c’était le cas nos noms apparaîtraient à la table des négociations. Et c’est exactement ce qu’il s’est passé », raconte M. Bozkurt à l’AFP.

Les deux hommes, qui ont lancé un site d’actualité baptisé Nordic Monitor, disent craindre pour leur vie s’ils devaient être extradés en Turquie.

Ils restent confiants dans l’indépendance de la justice suédoise pour continuer à rejeter les demandes d’Ankara, mais s’inquiètent pour leur sécurité en Suède.

Abdullah Bozkurt avait déjà été mystérieusement agressé par trois hommes en 2020, avec une enquête toujours en cours.

Realpolitik

« Nos photos sont publiées sur les sites progouvernementaux et cela nous met en danger ici, c’est ça le risque principal », dit Levent Kenez.

Les dernières discussions diplomatiques entre la Suède, la Finlande et la Turquie, mercredi à Ankara, n’ont pas permis de débloquer le dossier de l’OTAN.

Les relations suédo-turques sont difficiles depuis plusieurs années, avec la question kurde comme un des principaux sujets de friction.

Si la Suède a été dans les premiers pays à reconnaître le PKK comme une organisation terroriste dans les années 1980, il y a « un large soutien politique et dans la population pour — je cite — la “cause kurde” […] y compris parmi des parlementaires de tous bords », souligne Paul Levin, directeur des études turques à l’Université de Stockholm.

Le pays scandinave abrite une importante communauté kurde estimée officieusement à près de 100 000 personnes.

« Beaucoup de Kurdes voient la Suède comme une forme de seconde maison », souligne l’universitaire Barzoo Eliassi, spécialiste de la diaspora.

Selon lui, les discussions avec la Turquie vont dévoiler « le véritable visage de Suède » et sa capacité à montrer « ce sur quoi on négocie et ce sur quoi on ne négocie pas ».

Un des points difficiles concerne les forces kurdes des YPG en Syrie, qu’Ankara classe comme une organisation terroriste identique au PKK, mais qui sont soutenues par les pays occidentaux.

Habituée à être aux avant-postes sur les questions de droits de l’homme ou sur la « diplomatie féministe », la Suède se retrouve dans une position inhabituelle de realpolitik.

En voulant se protéger de Moscou, le pays doit paradoxalement composer avec une autre puissance.  

« S’ils se rendent avant même d’être dans l’OTAN, je pense que ce serait contre-productif et que cela saperait la raison même pour laquelle ils ont voulu rejoindre l’alliance », affirme Abdullah Bozkurt.

Bucarest et Varsovie « optimistes »

La Roumanie et la Pologne sont « optimistes » concernant l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), malgré l’hostilité d’Ankara, ont quant à eux affirmé leurs ministres des Affaires étrangères à Istanbul vendredi.

PHOTO UMIT BEKTAS, REUTERS

Les ministres des Affaires étrangères de la Turquie, de la Pologne et de la Roumanie Mevlut Cavusoglu, Zbigniew Rau et Bogdan Aurescu.

Les deux ministres s’exprimaient lors d’une conférence de presse commune avec leur homologue turc Mevlut Cavusoglu à l’issue de leurs entretiens.

« Contrairement à beaucoup, je suis optimiste à ce sujet. Je suis convaincu que ce désaccord sera résolu de la meilleure manière, dans l’esprit de solidarité de l’OTAN », a indiqué le ministre polonais Zbigniew Rau.

« L’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN est indispensable pour nous rendre plus forts. […] Cette adhésion doit cependant être bénéfique à tous les alliés de l’OTAN, y compris la Turquie », a-t-il ajouté.

« Nous soutenons le dialogue constructif en place ici. Nous espérons avoir bientôt de bonnes nouvelles concernant la Suède et la Finlande », a de son côté déclaré le ministre roumain des Affaires étrangères Bogdan Aurescu.