(Briouze, France) C’est à Briouze, en Normandie, que Thierry Juliot inspecte minutieusement les dizaines de poutres sciées qui serviront à reconstruire la flèche du monument. Muni de son appareil photo, de son fil à mesurer et de son cahier des charges, le technicien dépêché par l’établissement public chargé de la restauration de la cathédrale pointe les nœuds pourris. « Sur celle-là, il y a des choses à vérifier », lance-t-il aux scieurs.
C’est à Vincent Corbière, Jean-Louis Chalmandrier, Valentin Patry et Pierre Nogueira qu’il s’adresse, scieurs et mécènes du projet. Ils ne sont pas les seuls à s’impliquer. Quarante-cinq scieries à travers la France ont répondu à l’appel de leur fédération pour reconstruire bénévolement la flèche de 96 m. « On n’a pas hésité une seconde », relate M. Corbière, de la scierie du même nom.
Toujours fermée au public, la cathédrale Notre-Dame de Paris sera restaurée à l’identique dans le respect de son matériau d’origine. Mille chênes serviront à reconstruire la charpente de la nef et du cœur construite au XIIIe siècle. Mille autres seront utilisés pour la charpente de la flèche, qui, elle, datait du XIXe siècle, la flèche originale ayant été démantelée au XVIIIe siècle.
Pour la flèche, des chênes âgés de 100 à 200 ans et pouvant faire jusqu’à 16 mètres de haut ont été sciés par les mécènes.
C’est hors du commun. C’est la première fois qu’on scie des arbres de cette taille-là.
Jean-Louis Chalmandrier, propriétaire de la scierie Bellême Bois
M. Chalmandrier, a d’ailleurs dû former ses scieurs avant qu’ils s’attaquent à cette tâche « extraordinaire ».
À la scierie Patry, à Briouze, l’étape de la taille a requis 200 heures pour une centaine d’arbres taillés. « On pourra dire qu’on a scié 10 % du chêne de la flèche de Notre-Dame de Paris », affirme fièrement Vincent Corbière. « On aura peut-être notre place au paradis », plaisante à son côté Jean-Louis Chalmandrier.
Un savoir-faire en « perdition »
La suite des travaux, soit la reconstruction de la charpente de la nef et du chœur construite en 1225 – communément appelée « la forêt » –, représente un défi supplémentaire. Les 1000 chênes nécessaires à sa construction, qui seront récoltés l’hiver prochain, devront être taillés à la hache plutôt qu’à la scie afin de respecter les méthodes utilisées au Moyen Âge. « Cette technique respecte la forme naturelle du tronc et conserve le cœur de l’arbre au centre de la poutre », explique Frédéric Épaud, spécialiste des charpentes médiévales à l’Université de Tours.
Le principal enjeu, souligne-t-il, c’est que peu d’entreprises françaises maîtrisent ces techniques d’équarrissage à la hache. « C’est un savoir-faire ancestral en perdition, et ce n’est qu’à travers les chantiers des monuments historiques qu’on peut le transmettre », estime le chercheur au Centre national de la recherche scientifique.
Frédéric Épaud a récemment réalisé l’étude archéologique de la charpente du XIIIe siècle et a constaté qu’elle avait traversé 800 ans sans trop de dommages. « La plupart de nos constructions contemporaines n’arrivent même pas à durer 50 ans », regrette-t-il.
À titre de comparaison, M. Épaud mentionne la reconstruction en béton de la charpente de la cathédrale de Reims, détruite durant la Première Guerre mondiale, ainsi que celle de Chartres en métal, détruite par un incendie en 1836. Selon lui, ces deux chantiers présentent un impact carbone et des coûts financiers plus élevés en raison de leur corrosion.
0,2 % de la récolte annuelle
Cela dit, la coupe d’arbres suscite des inquiétudes environnementales. Une pétition anonyme sur le web, ayant récolté 42 000 signatures, dénonce l’abattage des chênes séculaires et qualifie le projet d’« écocide ». « Il serait cohérent au XXIe siècle de choisir des techniques d’ingénierie plus responsables et moins dégradantes pour notre environnement », peut-on y lire.
Les 2000 chênes nécessaires à la reconstruction de la cathédrale ne représentent toutefois que 0,2 % de la récolte annuelle de chênes dans l’Hexagone. L’expert forestier Philippe Gourmain, qui a d’ailleurs sélectionné une partie des chênes destinés à la flèche, a déclaré sur les ondes de France Inter que la France avait « le plus gros réservoir de chênes au monde », soit un stock d’un milliard, et que les chênes utilisés étaient de toute manière voués à l’abattage.
Grâce à l’attention médiatique consacrée au chantier de Notre-Dame de Paris, Jean-Louis Chalmandrier et Vincent Corbière espèrent « casser l’image antiécologique » de leur profession, qu’ils croient liée à l’impression généralisée que leur métier est un « métier du passé ».
Enfin satisfaits de voir leur travail reconnu au sein de la population, les deux Normands sont d’autant plus « fiers » que Notre-Dame de Paris soit reconstruite avec leur matériau. Même s’ils préfèrent la campagne à la ville, ils assurent qu’ils feront le trajet dans la capitale lors de la réouverture au public prévue en 2024 afin d’y admirer leur contribution.