(Kramatorsk) Dans l’est de l’Ukraine, les Russes, en supériorité numérique et mieux armés, sont passés de la stratégie du rouleau compresseur à celle d’un patient grignotage, auquel les forces de Kyiv ne peuvent à ce stade que difficilement s’opposer.

« Ce n’est pas comme en 2014, il n’y a pas un front défini le long d’un axe », explique Iryna Rybakova, officier de presse de la 93e brigade des forces ukrainiennes, en référence à la guerre qui a opposé Kyiv à des séparatistes prorusses dans cette région il y a huit ans et n’a jamais totalement cessé.

« C’est un village à eux, un village à nous : il faut plutôt visualiser un échiquier », reprend la militaire. Et après deux semaines d’assaut russe, « nous ne sommes pour le moment pas en capacité de faire reculer l’ennemi ».

Au 66e jour de la guerre samedi, la Russie semble loin de la victoire rapide souhaitée, selon des analystes, par son président Vladimir Poutine pour le 9 mai, commémoration de la victoire sur les nazis en 1945 et date très importante en Russie.

Photo ANDREY BORODULIN, Agence France-Presse

Des soldats prorusses mènent la garde dans la région de Donetsk.

Dans le sud de l’Ukraine, les troupes russes ont pris le port de Marioupol, leur permettant d’ouvrir un couloir terrestre jusqu’à Kherson, plus à l’ouest, seule capitale régionale conquise depuis le début de l’offensive.

Mais le Donbass, ce bassin minier englobant les régions ukrainiennes de Donetsk et Louhansk que la Russie affirme vouloir « libérer » du joug de « nazis » russophobes, au pouvoir selon elle à Kyiv, est loin d’être tombé.

« S’il y a une certaine avancée des troupes russes sur le terrain, elle n’est pas très rapide », note l’analyste militaire russe Alexandre Khramtchikhine auprès de l’AFP.

« Avance difficile »

« Dans la région de Louhansk (nord du Donbass, NDLR), les objectifs annoncés par Moscou sont proches d’être atteints », poursuit l’analyste. « Mais dans celle de Donetsk, l’avance est plus difficile », ajoute-t-il. La ligne de front, figée depuis des accords de paix signés en 2015, n’y a pas bougé depuis deux mois.

Aux yeux de certains sur le terrain, la percée russe est toutefois irréversible. « C’est trop tard pour nous », juge un soldat ukrainien affecté à la maintenance, dans un centre de réparation de blindés où il ne peut plus rien faire pour un char en panne vieux de 40 ans.

C’est dans le nord de la région que l’offensive se concentre : Moscou y referme progressivement sa mâchoire, descendant vers Kramatorsk — « capitale » de facto du Donbass contrôlé par Kyiv-depuis Izioum, ville du nord de l’Ukraine conquise début avril.

Les troupes russes ont cette fois pour elles — contrairement à l’offensive sur Kyiv au début de la guerre — l’avantage d’une continuité logistique directe avec l’arrière.

En deux semaines d’assaut, elles ont pris pied dans plusieurs petites localités où des combats urbains font rage, comme à Roubijné (57 000 habitants avant la guerre), mais aucune ville d’importance n’a été prise depuis la capture de Kreminna (19 000 habitants) le 18 avril.

En « troisième ligne », dans le viseur de l’état-major russe, Kramatorsk et sa jumelle Sloviansk ont été largement évacuées par les civils et servent de centre de commandement à l’armée ukrainienne.

Signe du pessimisme ambiant, tout y est déjà en place pour freiner les troupes russes : train abandonné sur les passages à niveau, minage des infrastructures routières, obstacles antichars sur les routes.  

Disproportion

Côté armement, au milieu des grandes plaines vallonnées et des cités industrielles, le face à face se fait essentiellement à l’artillerie, « Déesse de la guerre » selon l’expression consacrée par Staline.

Mais le rapport de force reste extrêmement disproportionné, jusqu’à « cinq fois supérieur en termes d’équipement » selon Iryna Terehovytch, sergent de 40 ans de la 123e brigade ukrainienne.

« On a besoin de chars, d’artillerie, de missiles antichars », témoigne la sous-officier : « À Kreminna, on n’avait que quelques NLAW (missiles antichars) et certains ne fonctionnaient pas ».

Les forces russes sont également équipées de lances-roquettes multiples qui retombent parfois en pluie mortelle sur les zones résidentielles.  

Et face aux missiles longue portée comme le fameux Tochka-U, aux carcasses disséminées dans les champs, la défense ukrainienne n’intercepte qu’une partie des projectiles.

La « fermeture » du ciel par l’OTAN espérée par Kyiv n’a pas eu lieu. Et il ne reste à l’Ukraine que quelques avions Su-24 et Su-25 à lancer au-dessus des positions russes.

Au sol, les soldats ukrainiens dans le Donbass seraient entre 40 000 à 50 000, selon les analystes. Moscou ne communique de son côté pas sur ses forces en présence.

« Regrouper nos forces »

S’ils tiennent le terrain, les nombreux soldats de l’infanterie ukrainienne se sentent dépassés.

« Viking », un sergent-chef de 27 ans également revenu de Kreminna, est démoralisé. Dans sa position, les hommes, épuisés, attendent l’ordre de repli.  

« Si c’était une guerre d’infanterie contre infanterie, on aurait des chances. Mais dans ce secteur, c’est d’abord une guerre d’artillerie et on n’en a pas assez », résume le soldat : « Pour 300 tirs d’obus, on en tirait trois ».  

« Nous travaillons plus précisément, nous avons appris à économiser nos munitions », rétorque la porte-parole de la 93e brigade, Iryna Rybakova : « Par exemple nous tirons lorsque leurs colonnes tentent une percée ».

L’armée ukrainienne s’apprête-t-elle alors à devoir abandonner cette région disputée depuis 2014 ? Pour Alexandre Khramtchikhine, il est « peu probable que dans ces régions, les troupes russes reculent ».

Mais, selon lui, la conquête russe ne sera pas « terminée avant la fin de l’année ».

Côté ukrainien, le sergent Iryna Terehovytch dit affronter un dilemme : « Soit on fait un excès d’héroïsme et on tombe tous, soit on recule, on reste en vie et on tente de regrouper nos forces ».