(Boutcha) Quand Vitaly Jyvotovsky ferme les yeux, il voit des prisonniers avec un sac blanc sur la tête, comme ceux que poussaient au bout de leur fusil les soldats russes dans sa maison de Boutcha, près de Kyiv.

Boutcha, à la périphérie de Kyiv, est devenue symbole des atrocités dont sont accusées les forces russes qui occupaient la zone en mars. Ce grand pavillon de deux étages a été transformé par quelques soldats russes en une prison et un enfer pour lui, sa fille et une voisine, a-t-il raconté à l’AFP.

« Nous tremblions de peur, car nous entendions ce que les Russes faisaient à leurs prisonniers », se rappelle-t-il devant les ruines de sa maison brûlée. « Nous n’avions aucun espoir ».

Si les images de 20 corps d’hommes en civil éparpillés dans la rue Iablounska et découverts le 2 avril ont suscité l’émoi à travers le monde, ce qu’ont vu et vécu les survivants risque aussi de les hanter pour toujours.

« Que peut-on ressentir ? Rien que de l’horreur », dit Viktor Chatylo, 60 ans, qui a photographié ce déferlement de violence depuis une lucarne de son garage.

Avant que les Russes n’entrent dans la ville, quelques jours après le début de l’invasion le 24 février, Boutcha était une banlieue tranquille au nord-ouest Kyiv.

Le 27 février, un blindé russe entre chez Vitaly Jyvotovsky dans la cour de son habitation et commence à tirer sur un immeuble voisin, dont les étages supérieurs prennent feu.

Environ une semaine plus tard, des soldats russes investissent la maison de Vitaly et l’enferment à la cave, avec sa fille Natalia, 20 ans, prévenant qu’ils seront tués s’ils essaient de sortir.

Au-dessus, les soldats s’installent et montent un hôpital de campagne et un quartier général. La maison est à une minute de marche de la rue Iablounska où ont été découverts les 20 cadavres.

Pour rester en vie et sauver sa fille, Vitaly veille à ne parler que russe devant les soldats, et parle de sa famille et de sa foi en Dieu.

Coups et hurlements

Mais il les voit bientôt amener un premier prisonnier avec un sac sur la tête – il y en aura au moins sept. Commencent alors les interrogatoires, les bruits de coups et les hurlements.

Les traces de l’occupation russe sont partout dans sa maison détruite : des rations militaires, un manuel de combat et une petite matraque en bois avec le mot « MORALE » gravé à la main, en russe.

Vitaly et sa fille ont ensuite été rejoints dans leur calvaire par leur voisine de l’autre côté de la rue, Lyoudmyla Kizilova, 67 ans, dont le mari venait d’être abattu par les Russes.

Vitaly a demandé aux Russes de la laisser venir, car elle était encore sous le choc du meurtre de son mari, Valery Kizilov.

Valery, 70 ans, a été tué le 4 mars lorsqu’il est sorti de la cave où lui et Lyoudmyla étaient réfugiés, raconte cette dernière à l’AFP. Lyoudmyla confie avoir entendu un coup de feu, un silence, puis un ordre lancé par un soldat : « S’il y a encore quelqu’un ici, sortez ou je lance une grenade ! »

Elle se manifeste, mais les soldats refusent de dire ce qui est arrivé à son mari, et lui ordonnent de retourner dans la cave.

La nuit venue, elle s’aventure malgré tout dehors avec une lampe, et découvre le corps de Valery : « Il était là, il avait été tué d’une balle dans la tête, il y avait beaucoup de sang. Mais je l’ai trouvé », dit-elle.  

Le lendemain, elle peut rejoindre les Jyvotovsky dans leur cave.

Ce sont les soldats russes qui enterrent son mari dans le jardin quelques jours après, le 9 mars. Ils offrent ensuite à Lyoudmyla un verre du whisky qu’ils ont pris dans la maison. Elle refuse.  

Le jour d’après, elle réussit à quitter la zone.  

Prisonniers à genoux

Vitaly et sa fille sont aussi parvenus à partir le même jour, en affirmant aux soldats russes qu’ils allaient voir un membre de leur famille.

Mais quand Vitaly est remonté du sous-sol pour demander l’autorisation aux soldats russes, il est témoin d’une scène horrible dans sa cuisine : trois prisonniers à genoux avec un sac sur la tête, les mains liées derrière le dos.

Quand il a fait entrer l’AFP le 25 avril dans sa maison, détruite en grande partie par un incendie, il y avait ce qui semblait être une couche de sang séché à l’endroit où il disait avoir vu les prisonniers.

Les soldats russes l’ont laissé partir avec sa fille à condition qu’ils reviennent, menaçant de faire exploser la maison s’ils manquaient à leur parole.

« Que Dieu épargne à quiconque de vivre une chose pareille », dit Vitaly. « Nous ne sommes en vie que par chance ».

Pour des survivants comme les Jyvotovsky ou Mme Kizilova, les risques d’un traumatisme durable sont grands.

« Certaines personnes ont déjà un syndrome post-traumatique, et chez d’autres il se déclarera plus tard », dit Alyona Kryvoulyak, coordinatrice de la branche ukrainienne de La Strada, une organisation de défense des droits des femmes. « Mais chacun de nous sera traumatisé par la guerre à sa façon », ajoute-t-elle.

Pour Viktor Chatylo, l’habitant de la rue Iablounska qui a tout vu depuis son garage, le plus important à ce stade est de fixer la mémoire.

Il a risqué sa vie pour faire des photos afin que « ses enfants et ses petits-enfants puissent voir ce qui était arrivé, pas à la télévision, mais dans la vraie vie ».

Ceux qui ont vu « s’en souviendront pour des centaines d’années », dit-il.