(Boutcha) « Numéro 365, c’est à vous » ? demande sous son masque un volontaire ukrainien en montrant une housse mortuaire grise posée au pied d’une remorque, où 12 autres corps attendent pêle-mêle une place dans la petite morgue de Boutcha.

« Oui c’est à moi », répond un homme. « Et l’autre, c’est pour vous ? », continue le volontaire pressé d’en finir avec son chargement.  

« Non c’est à eux », décline Ievguen Pasternak. À 44 ans, il vient « tous les jours » depuis deux semaines pour tenter de retrouver Loudia et Nina, ses deux tantes adorées.

Lioudmyla Botchok, 79 ans, a été tuée le 5 mars d’une balle dans la tête et le dos, selon son certificat de décès. Le corps de la septuagénaire a été retrouvé au 87 rue Peremoguy, couché sur le seuil de sa maison.

Sa sœur, Nina, 74 ans, handicapée mentale qui vivait avec elle a été retrouvée décédée dans la cuisine. Cause de la mort : insuffisance cardiaque, mentionne son certificat de décès consulté par l’AFP.  

Son neveu est persuadé qu’elle est morte de peur, de solitude ou de faim, après que sa sœur a été exécutée par les Russes.

Après deux semaines de chaos passées à ouvrir des dizaines de sacs, à regarder des dizaines de corps de femmes âgées, il a retrouvé ce lundi Loudia, au fond d’un camion blanc. Mais le corps de Nina reste introuvable.

Environ 4000 habitants de Boutcha sont restés en ville, pris au piège. Au retrait russe le 31 mars, quelque 400 corps ont été retrouvés, a indiqué à l’AFP le chef de la police locale, Vitaly Lobass.  

« Environ 25 % » ne sont pas encore identifiés et « la majorité sont morts de mort violente », tués par balle, assure M. Lobass, sans vouloir s’avancer sur un chiffre à ce stade.

Charrettes mortuaires

Les corps des habitants de Boutcha, tués ou morts pendant le mois d’occupation russe, ont commencé à être collectés le 3 avril et autopsiés depuis le 8 avril à la morgue centrale régionale, située à Bila Tserkva.

Ces examens, auxquels participent 18 experts de la gendarmerie française, permettront de nourrir les enquêtes locales et internationales qui ont été, ou seront ouvertes pour crimes de guerre.

Sur le stationnement de la petite morgue communale, les housses mortuaires arrivent par charrettes, montées sur des semi-remorques, empilées dans des utilitaires ou des camions non réfrigérés.

« Il fait entre 0 et 5 degrés », se justifie un employé de la morgue, non autorisé à donner son nom.

Une fois déchargés, les sacs de corps sont déposées à même le sol et peuvent rester ainsi plusieurs heures, a constaté l’AFP.

Nadia Somalenko attend de récupérer le certificat de décès de son mari, pas perturbée au milieu de ces silhouettes humaines recouvertes de plastique, malgré l’odeur qui attire les chiens errants du quartier.

Les Russes ont dû le sortir de la maison, car on a retrouvé sur la table les restes d’un repas, explique t-elle.

« Des patates et des oignons qu’il était en train d’éplucher », dit Nadia, qui était à Kyiv et son mari à Boutcha pendant la guerre.

Cause de la mort : « balle dans la tête », mentionne le certificat de son mari qu’elle récupère après une matinée d’attente.

Mykola Somalenko, 61 ans, n’avait pas voulu quitter la ville malgré les combats et les exactions. Il n’avait pas peur des Russes, disait-il à sa femme.

« Laissez-moi regarder »

Lioudmyla n’en peut plus qu’on lui dise d’attendre. Quand un camion arrive sur le stationnement de la morgue de Boutcha, la petite femme ouvre la porte elle-même, ignore l’odeur qui s’en échappe. Hors d’elle, elle se hisse au milieu des sacs mortuaires. Elle cherche le numéro 163.

« C’est lui, notre fils ! Laissez-moi regarder ! Laissez-moi regarder si c’est lui ou pas », implore-t-elle.

Lioudmyla veut ouvrir la housse et son mari bondit pour l’en empêcher. Le vieil homme descend lui-même la glissière sur quelques centimètres, et tente d’éloigner sa femme d’un geste de la main.

« Mon fils, mon petit bébé… c’est notre couette, c’est sa boucle d’oreille, son blouson », souffle-t-elle sous son masque FFP2.

Le corps est soulevé et posé dans un bruit sourd sur un brancard souillé.

La mère en pleurs, se met d’abord à le pousser à travers le stationnement de la morgue. Puis Lioudmyla, dans un geste inexplicable commence à courir avec, comme s’il s’agissait d’un blessé à amener quelque part en urgence.

Début mars, « mon fils avait décidé de revenir de Lviv (ouest) où il était allé mettre sa femme et ses filles en sécurité pour nous secourir à Myrotské », un village collé à Boutcha également occupé par les régiments russes.

Artiom n’est jamais arrivé et personne n’a su ce qui lui était arrivé pendant un mois.

Le 6 avril, son corps a finalement été trouvé décomposé à 200 mètres de chez eux, près d’un marais. Cause de la mort : « tué par balles », est-il écrit sur son certificat de décès, consulté par l’AFP.

Cimetière N°2

Serguiï Kaplitchny, patron du petit salon funéraire adjacent à la morgue, court partout - bien visible dans sa veste de survêtement orange - d’une mise en bière à une autre.

Les obsèques sont gratuites et comprennent un cercueil dont on peut choisir la couleur, une croix avec une plaque temporaire, une couronne de fleurs en plastique traditionnelle, la venue du prêtre et l’inhumation dans le cimetière N°2 de Boutcha, situé à la lisière d’une forêt de pins.

Les corps de trois habitants de Boutcha exécutés sans raison apparente par des soldats russes y attendent d’être enfin inhumés.  

À gauche, dans un cercueil rouge, Lioudmyla assassinée sur son palier. Au milieu, Mykola emmené pendant le repas.  

Et à droite, dans un cercueil noir, Mikhaïlo Kovalenko, 62 ans, un père de famille tué par un tireur embusqué russe en tentant d’évacuer, selon son gendre présent.

Une Lada bleue arrive en brinquebalant sur l’allée du cimetière et se gare au pied des tombes, interrompant brièvement le prêtre dans ses prières. Deux volontaires en sortent, chacun une pelle à la main.

Quatre nouveaux cercueils arrivent et il faut creuser en urgence pour eux, puis reboucher les trous d’ici la nuit.  Et recommencer le lendemain.