Bien avant d’envahir l’Ukraine, le Kremlin s’est assuré de pouvoir empêcher tout soulèvement populaire en Russie, explique Oxana Shevel, professeure de science politique à l’Université Tufts à Boston, présidente de l’Association américaine pour les études ukrainiennes et associée de l’Institut de recherche ukrainien de Harvard. La Presse lui a parlé.

Q. De nombreux commentateurs font des parallèles entre l’occupation de l’Afghanistan par l’URSS dans les années 1980 et l’invasion de l’Ukraine en 2022. Mais vous n’aimez pas cette comparaison. Pourquoi ?

R. Parce que, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, la Russie avait deux choses qu’elle n’a plus aujourd’hui : des élections démocratiques et une presse libre. La guerre difficile de l’URSS en Afghanistan et la mort de milliers de soldats russes étaient vivement débattues au Parlement, et ces échanges étaient télévisés en direct. Les citoyens russes pouvaient suivre les critiques de la guerre en Afghanistan, présentées aux heures de grande écoute.

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Oxana Shevel, professeure de science politique à l’Université Tufts à Boston, présidente de l’Association américaine pour les études ukrainiennes et associée de l’Institut de recherche ukrainien de Harvard

Tout ça est absent aujourd’hui en Russie. Il n’y a plus d’élections libres, il n’y a plus de médias libres. Il n’y a que toute cette propagande du régime Poutine. C’est pour ça que je suis sceptique quant à une rébellion qui viendrait de la population russe. Oui, beaucoup de soldats russes meurent en Ukraine, mais ça ne mène pas à des débats ou à des remises en question, et encore moins à un soulèvement populaire en Russie.

Q. Vladimir Poutine a promis que Moscou paierait les familles des soldats russes morts en Ukraine, en plus de verser des sommes aux familles des soldats blessés. Quel effet cela aura-t-il en Russie ?

R. Quand vous mélangez la propagande, les paiements et l’intimidation, je crois que vous avez une situation où l’emprise du Kremlin sur la population est pratiquement totale. On entend parfois parler de l’éventualité d’un soulèvement des mères des soldats russes tués au combat, mais n’oublions pas que ces mères sont soumises à la même propagande du Kremlin que le reste de la population au sujet de l’invasion de l’Ukraine. Ces mères veulent croire que leurs enfants sont morts pour une bonne cause, qu’ils sont morts pour « combattre les nazis », comme le répète le régime, alors elles vont paradoxalement soutenir le conflit.

Il y a aussi de l’intimidation : le régime russe est passé maître dans l’art d’intimider les gens qui le critiquent. Les gens qui manifestent ou qui diffusent des contenus que le Kremlin n’aime pas sur Instragram, sur Telegram ou ailleurs reçoivent la visite de la police ou d’agents du FSB [Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie]. C’est de l’intimidation sur le plan individuel et local, et c’est très efficace. Donc c’est difficile de voir comment la guerre en Ukraine pourrait causer de l’instabilité chez la population russe. Si jamais le régime de Poutine devait s’effondrer, ce ne serait pas dû à des manifestations populaires. Ce serait plutôt dû à une cassure au niveau des élites, ou bien au niveau de l’armée ou des oligarques. Je ne dis pas que ça va arriver, mais ce serait plus probable, selon moi, que ça vienne de là plutôt que de la société civile.

Q. Les discussions entre l’Ukraine et la Russie se poursuivent. Quel est votre avis sur la question d’une éventuelle entente ?

R. Je crois que c’est une bonne chose qu’il y ait des discussions, mais je crois aussi que plus l’armée ukrainienne sera forte et fera des gains sur le champ de bataille, plus la perspective d’une entente sera possible. D’une manière plus large, l’Ukraine sait qu’elle ne sera pas admise à l’OTAN, mais elle veut des garanties de sécurité avec d’autres pays afin d’être protégée dans l’avenir. Mais pourquoi l’Occident donnerait-il cette garantie à l’Ukraine ? Personne en Occident ne veut être en conflit direct avec la Russie à cause de l’arme nucléaire. Alors on se retrouverait au même point qu’aujourd’hui, avec une attaque russe en Ukraine et personne pour combattre aux côtés des Ukrainiens. On tourne en rond. Est-ce que les négociateurs pourraient arriver avec une solution de rechange, qui peut allier la neutralité avec des garanties de sécurité ? Peut-être, mais je ne vois pas ce que ça pourrait être.

En savoir plus
  • 7 millions de roubles
    Cette somme, qui représente environ 100 000 $ CAN, a été promise par Vladimir Poutine aux familles de soldats russes morts en Ukraine. La somme de 3 millions de roubles (44 000 $ CAN) a été promise aux familles des soldats blessés.
    Source : Agence Interfax
    1,4 %
    C’est la proportion du PIB canadien consacrée à la défense, une proportion qui est appelée à croître au cours des prochaines années. La moyenne de dépenses des pays de l’OTAN est de 1,8 % du PIB, alors que les États-Unis dépensent 3,7 % de leur PIB en défense.
    Source : Stockholm International Peace Research Institute