(Ottawa) Elle a été la dame de fer lettonne de 1999 à 2007. Sous sa houlette, le petit État balte s’est joint à l’Union européenne (UE) et à l’OTAN. Ce faisant, Vaira Vike-Freiberga s’est attiré les mauvaises grâces du président Vladimir Poutine, qu’elle regarde aujourd’hui avec effroi commettre des « crimes de guerre » pour nourrir son « narcissisme » et assouvir ses visées impérialistes.

De l’autre côté de l’écran, l’ancienne présidente de la Lettonie, qui a vécu pendant plus de 30 ans au Québec, est en verve. Pendant un peu plus d’une heure, installée dans une pièce de sa résidence de Kuldiga, à deux heures à l’ouest de Riga, capitale lettonne, la dame de 84 ans se remémore les années passées à côtoyer l’homme fort du Kremlin.

Et déjà, à l’époque, elle avait vu clair dans son jeu.

« Les arguments qu’il donne pour détruire l’Ukraine, il les tient depuis qu’il est arrivé au pouvoir », laisse-t-elle tomber. Mais sa hargne à l’égard de l’Ukraine a décuplé après 2014, lorsque la révolte du Maïdan a mené au renversement du président prorusse Viktor Ianoukovitch, à qui la rue reprochait d’avoir refusé de signer un accord avec l’UE, juge Mme Vike-Freiberga.

Elle voit dans l’invasion russe lancée le 24 février dernier une totale et impitoyable vengeance contre le peuple ukrainien.

« Il les punit non pas seulement avec une invasion et une prise de territoire : il massacre les civils et il réduit les villes en ruine. Et ça, c’est un acte criminel », dénonce l’ex-présidente, qui planche en ce moment sur ses mémoires.

Ce n’est pas tant une guerre contre l’armée ukrainienne qu’une guerre contre la population civile, qu’on a l’air de vouloir exterminer.

Vaira Vike-Freiberga, ancienne présidente de la Lettonie

Depuis que Vladimir Poutine a sonné la charge, « il fait ce que George Orwell a décrit comme la situation dans un pays totalitaire dans son roman 1984, en prenant d’une part l’Allemagne nazie, et d’autre part, l’Union soviétique stalinienne, comme exemples », et en devenant l’émule de ces deux affreux dictateurs du XXe siècle : Hitler, par sa manière d’annexer des territoires, et Staline, pour les mensonges et les menaces de purge », s’emporte-t-elle.

« L’écume lui sort de la bouche »

L’ancien agent du KGB tente d’ailleurs, et depuis des années, de réhabiliter l’héritage stalinien dans la Fédération russe, estime Mme Vike-Freiberga.

Car il n’a jamais digéré la chute de l’URSS, comme en témoigne notamment cette vidéo du documentaire Citizen K, et son « narcissisme », couplé à un « désir d’être craint tel un gangster », lui donne l’élan de vouloir redonner à la Russie sa grandeur, argue-t-elle.

« Je pense qu’il a toujours aujourd’hui en tête qu’il va reconstruire l’Empire [soviétique] autant que possible, et aussi, qu’il veut entrer dans l’Histoire comme un second Pierre le Grand, comme une seconde Catherine la Grande, sans jupon », expose dans un français impeccable la titulaire d’un doctorat en psychologie de l’Université McGill.

Les velléités impérialistes de Vladimir Poutine caractérisaient ses relations avec les États baltes – Lettonie, Estonie et Lituanie –, alors que ceux-ci cherchaient à se libérer une fois pour toutes de l’héritage soviétique.

Devenus indépendants en 1991, les trois petits pays se sont malgré tout joints aux clubs sélects de l’UE et de l’OTAN en 2004.

J’ai travaillé assez dur sur les planchers diplomatiques, et je pense que je l’ai fait avec pas mal de succès, finalement.

Vaira Vike-Freiberga, ancienne présidente de la Lettonie

Et ce, bien qu’elle se soit fait un ennemi – russe – au passage.

C’est en tout cas ce que lui a confié son homologue de la Finlande, l’ancienne présidente Tarja Halonen.

« Elle voyait Poutine régulièrement, le visitait parfois à Sotchi en été. Elle m’avait dit : “Mais Vaira, qu’est-ce que tu lui as fait, à ce gars-là ? Quand je mentionne ton nom, l’écume lui sort de la bouche” », lance Mme Vike-Freiberga, peinant à réprimer un sourire.

L’OTAN, Chirac et la tête de veau

Non seulement la Lettonie et ses deux voisins ont été admis au sein de l’OTAN, mais deux ans plus tard, en 2006, le sommet de l’alliance politique et militaire s’est tenu à Riga, à quelques heures de route de la frontière avec la Russie.

« Au nez et à la barbe de l’ours d’à côté », se félicite l’ancienne présidente.

À son dire, le dirigeant russe avait tenté de saboter la rencontre.

« Poutine avait tenté de profiter du fait que c’était le jour de l’anniversaire [du président de la République française] Jacques Chirac pour le faire s’absenter de ce sommet afin de le fêter, à Moscou ou à Paris. J’ai réussi à contrecarrer ses plans. J’ai dit à Chirac : “On va vous offrir une tête de veau si vous voulez, même si l’Union européenne est contre ça [l’abat était alors interdit], mais vous allez venir à Riga.” Et il est venu », raconte Vaira Vike-Freiberga.

Les pays baltes, qui regroupent à eux trois environ six millions d’habitants, forment ainsi le front est de l’OTAN depuis 2004. Dans la foulée de l’invasion russe, certains de leurs dirigeants, dont ceux de la Lituanie, ont publiquement exprimé leur crainte d’être les prochains à se retrouver dans le viseur du Kremlin.

« Je ne pense pas que ça arrive, indique quant à elle l’ancienne présidente lettonne. Je pense que M. Poutine a trop à faire. Il a du pain sur la planche. »

Il attaquera plutôt la Moldavie, et possiblement la Géorgie – elles ne sont pas membres de l’OTAN, les pauvres.

Vaira Vike-Freiberga, ancienne présidente de la Lettonie

« J’ai honte de l’Occident »

En attendant, la Russie continue de pilonner l’Ukraine.

Et l’Occident n’en fait pas assez, se désole Mme Vike-Freiberga.

« Tout le monde prétend qu’on craint une guerre nucléaire et que c’est pour cela qu’on ne peut pas les aider. Je regarde ce qui se passe en Ukraine, et j’ai honte. J’ai honte de l’Occident », laisse-t-elle tomber.

« Poutine va toujours avoir des armes nucléaires. La Chine aussi en a. D’autres pays en ont. Si on commence à [craindre] une guerre nucléaire chaque fois que quelqu’un fait quelque chose d’anormal, le monde va devenir invivable. Parce qu’un homme comme Poutine, il n’y a rien pour l’arrêter », déplore-t-elle.