Les bombes pleuvent, mais les belligérants se parlent. Autour d’une table en Turquie ou en Biélorussie, en vidéoconférence, au téléphone avec leurs alliés et médiateurs, ou par des messages diffusés sur les réseaux sociaux, chacun teste son pouvoir de négociation avant de s’avancer sur un compromis.

Car si la voie diplomatique peut arriver à faire cesser les combats en Ukraine, ce sera nécessairement en échange de concessions des deux parties.

Sera-t-il alors possible de déterminer un « gagnant » ou un « perdant » de cette guerre ? Toute concession en faveur de la Russie, qu’elle soit territoriale ou qu’il s’agisse d’un engagement qui mine la souveraineté de l’Ukraine, sera-t-elle perçue comme une « victoire » de Vladimir Poutine ? Est-ce que l’arrêt des combats, peu importe les concessions accordées, est une « victoire » en soi ?

« La question est excellente », réfléchit Yann Breault, spécialiste de la Russie rattaché au Collège militaire royal de Saint-Jean. « Je pense d’abord aux civils, pour qui la cessation des combats serait la meilleure chose qu’on puisse espérer d’un point de vue humanitaire. Je fais partie des voix minoritaires qui, actuellement, voudraient voir l’Ukraine accepter certaines des conditions russes pour sauver des infrastructures et un maximum de vies humaines. »

Ferry de Kerckhove, ancien diplomate canadien et professeur à l’École d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, est plus optimiste quant à l’aboutissement des pourparlers qu’il ne l’était la semaine dernière. « On commence à voir le dessin d’une entente, même si Poutine continue de bombarder. »

De fait, vendredi, le chef de la délégation russe aux pourparlers avec Kyiv a annoncé avoir constaté un « rapprochement » des positions sur la question d’un statut neutre de l’Ukraine et des progrès sur celle de la démilitarisation du pays.

Une négociation sur le terrain

Mais il faudra vraisemblablement aller plus loin pour que se taisent les canons russes. « Mon impression, observe M. de Kerchkove, est que la Crimée tombera dans les mains des Russes, qu’il y aura un semblant de [protocole de] Minsk avec le Donbass, qu’il y aura un engagement de l’Ukraine à ne pas entrer dans l’OTAN ou dans l’Union européenne. »

Une reconnaissance internationale de la Crimée comme appartenant à la Russie serait effectivement une « grande victoire » pour le président russe, dit M. de Kerckhove. « Mais si Poutine reprend la Crimée, ce qui a une certaine justification – parce qu’elle est plus russe qu’ukrainienne –, il faut absolument que ce soit assorti à la fin de la guerre au Donbass. »

Pour l’instant, aucune des parties ne semble prête à faire des compromis importants.

On est dans une période où la négociation du rapport de force se déroule sur le terrain militaire.

Yann Breault, spécialiste de la Russie rattaché au Collège militaire royal de Saint-Jean

« On voit d’ailleurs en Russie une intention de mobiliser la population dans cet effort de guerre qui s’annonce beaucoup plus long que prévu. Et de l’autre côté, on voit les Ukrainiens galvanisés par les actes héroïques posés par les défenseurs de la patrie. »

PHOTO ALEXANDER ERMOCHENKO, REUTERS

Char prorusse à Marioupol, dans le sud de l’Ukraine

« Tant et aussi longtemps que les parties estiment être en mesure de renforcer leur position sur ce terrain, elles n’accepteront pas de conclure quoi que ce soit », croit M. Breault.

Les attentes des alliés

À quel prix doit se faire la paix ? Quels compromis paraîtront acceptables aux parties impliquées et à leurs alliés ? « On a l’impression que la seule issue acceptable pour Washington, ce n’est rien de moins que la chute du régime de Vladimir Poutine, avec un jugement à la cour de La Haye et un emprisonnement de Poutine pour crimes de guerre. Ce sont des attentes complètement irréalistes quand on parle d’une puissance qui dispose de 6000 ogives nucléaires, légèrement davantage que ce dont disposent les Américains ! », dit Yann Breault.

Au moins, le langage a changé. On ne dit plus que l’Ukraine n’a pas le droit d’exister et qu’elle doit être éliminée.

Ferry de Kerckhove, professeur à l’École d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa

« Mais est-ce qu’on peut avoir confiance en Poutine ? Et jusqu’où les soi-disant alliés de l’Ukraine, c’est-à-dire l’OTAN, sont-ils engagés dans la négociation ? », demande M. de Kerckhove.

La Russie demande notamment le « désarmement », la « démilitarisation » de l’Ukraine. Quels sont les engagements qui pourraient la satisfaire ? Ce pourrait être le renoncement de l’Ukraine à posséder ou à fabriquer certains types d’armes, évoque M. Breault. « Mais les forces ukrainiennes ne sont pas défaites pour le moment. Elles ne consentiront certainement pas à cette condition. »

L’Ukraine a déjà fait une concession cette semaine en affirmant qu’elle était prête à renoncer à son intention d’adhérer à l’OTAN.

Mais sur les autres exigences posées par la Russie, l’Ukraine ne bronche pas. « Notre position n’a pas changé : cessez-le-feu, retrait des troupes [russes] et garanties de sécurité fortes avec des formules concrètes », a déclaré vendredi le conseiller de la présidence Mikhaïlo Podoliak.

Et si un accord doit se conclure, les pays qui ont soutenu l’Ukraine auront aussi des décisions « extrêmement difficiles » à prendre, rappelle Ferry de Kerckhove. Notamment sur les conditions de la levée des sanctions économiques. « Il y a eu une invasion qui a fait des milliers de morts et engendré de la destruction. Est-ce qu’on va pardonner à Poutine ? Est-ce qu’on va maintenir les sanctions tant que la Russie n’aura pas reconstruit ce qu’elle a détruit ? Je crois qu’aucun accord ne peut être conclu à moins que certaines de ces dispositions soient prises. »

« Tant les Ukrainiens que les Russes vont perdre beaucoup dans ce conflit, regrette Yann Breault. Il n’y aura pas de gagnant, quoi qu’il arrive. »

À propos de la « dénazification »

Avec le désarmement de l’Ukraine et sa neutralité, une autre condition posée par la Russie est celle de la « dénazification ». « Ça nous semble complètement surréaliste, puisqu’il n’y a pas plus de gens d’extrême droite en Ukraine qu’en France », dit Yann Breault. Mais certaines commémorations historiques ukrainiennes des dernières années ont irrité Moscou, rappelle-t-il. Notamment la réhabilitation dans le discours officiel du nationaliste ukrainien Stepan Bandera, mort en 1959. « Il avait lutté contre l’occupation soviétique en collaborant avec l’Allemagne hitlérienne, il avait cautionné l’extermination des Juifs, il a participé à l’extermination de la minorité polonaise », rappelle M. Breault.

Ces dernières années, le nom de Bandera a été donné à des rues de Kyiv, à des médailles honorifiques, à des statues. « On a érigé quelqu’un qui a collaboré avec l’Allemagne nazie au rang de héros de la nation. Ça, c’est un narratif antagoniste à celui qu’on a en Russie, où on semble avoir reconstruit la cohésion sociale et la fierté nationale russe autour de la grande victoire » de la Seconde Guerre mondiale sur l’Allemagne nazie, dit Yann Breault.