(Paris) Dans son livre-enquête Les fossoyeurs paru en janvier, le journaliste français Victor Castanet raconte comment le groupe français Orpea, leader mondial du secteur de l’hébergement des personnes âgées, a mis en place un « système » pour augmenter ses bénéfices au détriment du bien-être de ses résidants et employés.

Location, tarifs, prestations et, surtout, une infirmière de nuit. Devant son tableau Excel, Delphine* énumère les critères sur lesquels elle s’est appuyée lorsqu’elle a placé sa mère de 90 ans dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), un type d’établissement s’apparentant aux CHSLD au Québec. Public ou privé, ça lui était égal, précise-t-elle. Mais Delphine avait l’impression que les moyens financiers, les contrôles et la qualité étaient supérieurs dans les établissements privés.

À la suite de ses recherches, elle opte pour un établissement privé du groupe Orpea, situé en banlieue parisienne, en octobre 2021. Quatre mois plus tard, les révélations sur le système de maltraitance au sein de ce groupe éclatent en France. « Ça m’a prise aux tripes, se souvient la quinquagénaire. Je voulais trouver la meilleure chose pour ma mère, mais j’ai peut-être été naïve. »

PHOTOS: RENAUD LABELLE

Le journaliste français Victor Castanet, auteur du livre Les Fossoyeurs

Dans son livre-enquête de 400 pages, Victor Castanet décrit la façon dont le groupe français Orpea « rationne » les soins d’hygiène, la prise en charge médicale, voire les produits de soins et les repas des résidants pour optimiser sa rentabilité. Des révélations qui ont rapidement intéressé les médias et le monde politique français.

Orpea gère des maisons de retraite et des cliniques de soins dans 23 pays et génère annuellement plusieurs milliards d’euros en profits. La multinationale reçoit pourtant 300 millions d’euros du gouvernement français chaque année, pour gérer ses 220 EHPAD dans le pays.

Comme l’a constaté le journaliste lors de son enquête qui a duré trois ans, le groupe réduit certains services essentiels, comme le nombre d’employés affectés aux soins, afin de s’enrichir.

L’enquête démontre aussi que les mécanismes de contrôle – tant régionaux, départementaux que nationaux – s’avèrent défaillants. « Le système ne peut pas fonctionner de cette manière », déplore Victor Castanet, rencontré dans un café parisien. « C’est cela qui permet les dérives depuis 15, 20 ans. »

« Électrochoc »

À la suite des révélations publiées par le journaliste, le gouvernement français a annoncé l’ouverture de deux enquêtes administratives sur Orpea. Les ministres français de la Santé, Olivier Véran, et de l’Autonomie, Brigitte Bourguignon, ont également annoncé la mise en place d’une quinzaine de mesures destinées à renforcer le contrôle des EHPAD.

PHOTO LOÏC VENANCE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Maison de retraite du groupe Orpea

« On espérait que ça allait créer un électrochoc, mais on ne s’attendait pas à ce que ça se rende à ce niveau-là », relate Victor Castanet, qui parlera au Sénat français cette semaine. Il affirme avoir reçu des milliers de courriels, notamment des témoignages, depuis la parution de son livre. Dans d’autres rédactions aussi, et même au ministère de la Santé, les boîtes de courriel ont explosé. Une sorte de « libération de la parole », résume le trentenaire.

Quant à Delphine, elle refuse de lire le livre, par « peur de [se] rajouter des inquiétudes ». Depuis le scandale, la dame redouble de vigilance, même si sa mère lui assure qu’elle est bien traitée dans l’établissement où elle demeure. Et s’il lui arrivait quelque chose de grave ?

Je suis libre d’y sortir ma mère, mais je la mets où après ? Et est-ce que ça va être mieux ailleurs ?

Delphine

Et au Québec ?

« L’affaire Orpea » ne surprend pas la titulaire de la Chaire de recherche sur la maltraitance envers les personnes aînées du Québec, Marie Beaulieu, qui étudie cette question depuis 35 ans. Puisque l’objectif des entreprises cotées en Bourse est le profit, il se pourrait que « certaines entreprises du secteur aient moins à cœur que d’autres les conditions de vie des aînés », suppose-t-elle.

Au Québec, le portrait est moins sombre qu’en France, assure-t-elle. Le problème n’est pas systémique dans la province, mais concerne plutôt certains établissements ciblés. On l’a d’ailleurs vu dans le cas du CHSLD privé Herron, qui a été accusé de négligence organisationnelle grave lors de la première vague de COVID-19.

Au sein des résidences privées pour aînés, Mme Beaulieu admet qu’on retrouve quatre à cinq grands acteurs, mais nous met en garde qu’« il faut faire attention de ne pas accoler le qualificatif de maltraitant à tous les établissements privés ».

La professeure de l’Université de Sherbrooke espère que les mécanismes de surveillance seront bientôt les mêmes dans le public et dans le privé, notamment sur le plan des normes et des accréditations, afin d’éviter des abus.

Dans les prochains mois, Victor Castanet continuera à se consacrer à la promotion de son livre, bien décidé à ce que « le sujet ne passe pas sous le tapis ». Son souhait est déjà exaucé : en mars, le groupe Korian, numéro 1 du secteur de l’hébergement des personnes âgées en France, faisait face à des accusations similaires à la suite d’une enquête diffusée par l’émission d’affaires publiques française Cash Investigation.

* Delphine a demandé à n’être identifiée que par son prénom par crainte de représailles.

Une société d’État canadienne principale actionnaire du Groupe Orpea

En 2013, l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada (OIRPC) a investi 320 millions d’euros pour acquérir 15 % du capital d’Orpea, devenant le principal actionnaire du groupe. L’OIRPC investit les actifs du Régime de pensions du Canada (RPC). L’action d’Orpea, qui cotait à l’époque à 107,80 euros (150 $ CAN), s’est effondrée depuis l’éclatement du scandale : le titre valait 37,32 euros (52 $ CAN), vendredi, à la clôture. Le directeur général des communications d’Investissements RPC, Steve McCool, a indiqué à La Presse qu’« il était plus prudent de ne pas commenter, puisque le conseil d’administration d’Orpea avait lancé une enquête indépendante ».