(Paris) Les Occidentaux s’inquiètent ouvertement d’une possible utilisation d’armes chimiques en Ukraine par Moscou, que les ratés de son offensive militaire rendent encore plus imprévisible, faisant ressurgir le spectre des atrocités commises par le régime de Damas en Syrie.

Depuis mercredi, les États-Unis et le Royaume-Uni affirment que la Russie pourrait avoir recours à des armes chimiques en Ukraine.  

Signe selon eux que la Russie envisage ce scénario, Moscou accuse Washington et Kyiv de gérer des laboratoires destinés à produire en Ukraine des armes biologiques et chimiques, prohibées au plan international.

Le Conseil de sécurité de l’ONU doit se réunir vendredi matin en urgence sur ce sujet à la demande de Moscou, malgré le ferme démenti de Kyiv et Washington.

« Le Kremlin répand intentionnellement des mensonges purs et simples selon lesquels les États-Unis et l’Ukraine mènent des activités liées à des armes chimiques et biologiques en Ukraine », a réagi mercredi le porte-parole de la diplomatie américaine Ned Price.

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Le porte-parole de la diplomatie américaine, Ned Price

Moscou avait déjà accusé en 2018 les États-Unis de mener secrètement des expérimentations biologiques dans un laboratoire de Géorgie, une autre ex-république soviétique qui, comme l’Ukraine, ambitionne de rejoindre l’OTAN et l’Union européenne.  

Il existe bien dans le pays des sites pouvant se prêter à des attaques sous faux drapeau : l’Ukraine dispose « d’installations de recherche biologique », a confirmé la numéro trois de la diplomatie américaine Victoria Nuland, en soulignant que les États-Unis étaient « à présent assez inquiets de la possibilité que les forces russes tentent d’en prendre le contrôle ».

Les Russes « commencent par dire qu’il y a des armes chimiques stockées par leurs opposants ou par les Américains. Et donc, quand eux-mêmes déploient des armes chimiques, comme je crains qu’ils le fassent, ils ont une sorte de maskirovka » — terme russe qui désigne l’art de tromper l’ennemi — « une fausse histoire toute prête », a abondé mercredi le premier ministre britannique Boris Johnson.

La Russie est l’un des 198 pays signataires de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques, entrée en vigueur en 1997, et a officiellement achevé la destruction de 100 % de ses 40 000 tonnes d’armes chimiques.

« Terroriser la population »

Mais ces dernières années, les Occidentaux ont attribué à Moscou deux affaires d’empoisonnement à l’aide d’un agent neurotoxique, le Novitchok, visant l’opposant aujourd’hui emprisonné Alexeï Navalny (2020) et l’ancien espion russe Sergueï Skripal, en Angleterre (2018).

La Russie s’est par ailleurs montrée complaisante avec le régime de Damas en niant toujours l’utilisation répétée d’armes chimiques par la Syrie contre les populations civiles.

Ces crimes sont très largement restés impunis. En 2013, le président américain Barack Obama (2009-2017), qui en avait pourtant fait une « ligne rouge », avait renoncé à des frappes punitives en Syrie.

L’hypothèse d’un recours aux armes chimiques en Ukraine inquiète également la France, alors que l’armée russe ne remporte pas les succès escomptés.

L’invasion russe lancée le 24 février « devait montrer la force de la Russie, c’est l’inverse qui se produit. Cela rend [le président russe] Vladimir Poutine d’autant plus imprévisible », prévient le chef d’état-major français, Thierry Burkhard, dans une lettre envoyée mercredi à ses officiers généraux.

« Vladimir Poutine n’est pas entré dans cette guerre pour la perdre. En cas d’enlisement ou d’humiliation, l’emploi d’armes sales ou d’armes nucléaires tactiques fait partie des possibilités », renchérit un haut gradé, sous couvert d’anonymat.

« La Russie a raté son entrée en guerre. Il faut sauver la face pour le Kremlin », fait valoir Mathieu Boulègue, spécialiste de la Russie au centre de réflexion britannique Chatham House. « Le chimique, c’est un vecteur qu’il pourrait tout à fait utiliser. Ce n’est pas improbable ».

En Ukraine, l’arme chimique « serait destinée à terroriser la population civile et la forcer à fuir. Mais ce n’est pas une arme qui changerait la face de la guerre. Une arme tactique nucléaire qui raserait une ville ukrainienne, oui », prévient Mathieu Boulègue.

Olivier Lepick, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), spécialiste des armes chimiques, se montre plus circonspect.

« On franchirait une marche supplémentaire dans la terreur et donc la désapprobation des opinions publiques internationales, ce qui risquerait également de renforcer le régime de sanctions qui est déjà extrêmement sévère », juge-t-il.