Vulnérable en raison de sa position géographique, la nation balte mise sur une image forte, sans toutefois sous-estimer la menace

« C’est un dur réveil. » Les mots de la première ministre de la Lituanie, Ingrida Simonyte, font écho à un sentiment répandu au sein de sa population, qui s’est libérée des chaînes soviétiques en 1990. D’après un expert, même si la Lituanie est vulnérable en raison de sa proximité avec la très militarisée enclave russe de Kaliningrad, la rhétorique du pays sert surtout à éviter que Poutine ne fasse une autre manœuvre « insensée ».

Vendredi, 17 h, place Boris-Nemtsov, à Vilnius, une sirène de raid aérien retentit pendant une minute. Une simulation qui provoque sifflements, cris et applaudissements chez les dizaines de personnes réunies dans cet espace situé devant l’ambassade de Russie, nommé à la mémoire du dissident russe assassiné en 2015. Si l’ambiance est festive, le cœur n’est pas nécessairement à la fête.

« Je suis né en 1984, alors que la Russie occupait la Lituanie. Je me souviens que nos immeubles étaient surveillés par des soldats russes, et que je leur montrais ce doigt [le majeur]. J’ai décidé d’emmener mon fils avec moi pour lui expliquer ce qui se passe », explique Laurynas Pieskus.

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Laurynas Pieskus et son fils

Je me rappelle avoir vu des tanks [de l’Armée rouge] rouler vers des édifices de la ville et vu mon père leur crier : “Partez d’ici, les Russes !”

Laurynas Pieskus, Lituanien

« Ces souvenirs ont refait surface le premier jour de la guerre contre l’Ukraine », enchaîne l’homme, drapeau ukrainien à la main. Le jour où la guerre a éclaté, le 24 février dernier, il a eu peur.

Enveloppée d’un drapeau bleu et jaune, coiffée d’une couronne que lui a offerte la mère ukrainienne d’une amie, Akvile Tamoliunaite, 32 ans, dit n’avoir pas « vraiment peur » que la Lituanie subisse le même sort que l’Ukraine. « Je me sens totalement en sécurité ici. Je sais que nos partenaires de l’OTAN nous protégeraient », affirme-t-elle. À son avis, « les gens en Lituanie semblent paniquer ».

« Coût tragique »

La première ministre du pays, Ingrida Simonyte, n’affiche aucun signe de panique.

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Ingrida Simonyte, première ministre de la Lituanie

Mais elle argue qu’il ne faut pas sous-estimer la menace.

« Ce à quoi on assiste, c’est un dur réveil [moment of awakening] pour certains de nos partenaires. C’est tragique que le coût de ce réveil soit si énorme. Que ce coût soit celui de vies de civils ukrainiens qui meurent dans des bombardements », lance-t-elle d’un ton ferme en conférence de presse dans l’édifice du gouvernement, vendredi.

Des trois États baltes, la Lituanie apparaît la plus vulnérable en raison de sa proximité avec Kaliningrad, enclave russe dont le « niveau de militarisation augmente d’année en année », rappelle la dirigeante, et le corridor de Suwalki. Cette bande de 65 km entre la Pologne et la Lituanie est située entre Kaliningrad et la Biélorussie, un vassal du Kremlin.

Ils ne peuvent faire autrement que de bomber le torse face à l’ours russe, affirme Mme Simonyte.

Quand celui-ci pourrait-il passer à l’attaque ?

« Je ne conjecturerai pas sur ce que Poutine a en tête. Ce n’est pas mon travail », réplique du tac au tac la première ministre, qui recevait le commissaire au marché intérieur de la Commission européenne, Thierry Breton.

Nous savons que la situation est extrêmement sérieuse. Cette région a de l’expérience avec les Russes. Nous entrons dans un nouvel ordre mondial. L’Europe doit être prête.

Thierry Breton, commissaire au marché intérieur de la Commission européenne

Le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, a lui aussi mis en garde contre une possible offensive russe contre les pays baltes. Si l’Ukraine tombe, a-t-il plaidé jeudi, la Russie s’en prendra ensuite à eux et à l’Europe de l’Est.

Les dirigeants occidentaux multiplient les visites dans les pays baltes depuis le début de la guerre en Ukraine. On a vu le Britannique Boris Johnson visiter ses troupes en Estonie, mardi. En Lituanie, on accueillera le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, lundi prochain. Quant au contingent canadien de l’OTAN en Lettonie, il recevra la visite de Justin Trudeau mardi prochain.

Les pays de l'OTAN « en sécurité »

Le professeur Tomas Janeliunas, de la faculté de relations internationales de l’Université de Vilnius, émet une réserve sur cette rhétorique politico-militaire.

« La guerre en Ukraine est un désastre pour l’armée russe, et celle-ci ne s’en remettra pas de sitôt. J’ai l’impression qu’en ce moment, tous les pays de l’OTAN sont en sécurité », avance-t-il en entrevue. Vladimir Poutine, croit-il, n’a pas « perdu la raison » et il veut d’abord et avant tout atteindre son objectif en Ukraine.

Combattre l’OTAN ? En aucun cas les Russes n’en sortiraient gagnants.

Tomas Janeliunas, professeur à la faculté de relations internationales de l’Université de Vilnius

En revanche, « nous ne pouvons pas risquer que l’image de la Lituanie comme celle d’un pays vulnérable s’installe dans la tête de Poutine, pour éviter ce genre d’erreur de calcul de sa part » – celle qu’il a commise en pensant remporter une victoire sur le sol de l'Ukraine en quelques jours, jugeant que l’armée ukrainienne était trop faible, explique M. Janeliunas.

Il juge malgré tout que « nous devons nous préparer à toute autre manœuvre insensée de la part de ce régime ».

Rue des héros-ukrainiens

À Vilnius, le maire, Remigijus Simasius, y est allé d’un pied de nez à l’endroit du régime russe.

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Une manifestation dure depuis des jours devant l’ambassade de Russie à Vilnius, en Lituanie.

« Ambassade de Russie, mettez vos cartes professionnelles à jour : 2, rue des Héros-Ukrainiens. Je vais vous aider avec la traduction : Улица Героев Украины 2. Désormais, les cartes professionnelles du personnel de l’ambassade de Russie devront honorer les héros ukrainiens », a-t-il écrit jeudi sur Facebook.

« Poutine, on t’attend à La Haye [où se trouve la Cour internationale de justice] », lit-on en grosses lettres blanches sur l’allée de pavé uni reliant la mission diplomatique russe à la place Boris-Nemtsov.

Et ici, on approuve le changement de coordonnées.

« Je suis entièrement d’accord avec la décision. Chaque fois que l’adresse sera utilisée, il y aura une reconnaissance du fait que des Ukrainiens se sont battus pour leur vie », réagit la jeune Danguole Beniusyte, 22 ans.

« C’est épique ! Totalement épique », s’exclame Karolis Redeckas.

« La place où nous nous trouvons a été renommée en l’honneur de Boris Nemtsov, et maintenant, ça ? C’est parfait. C’est génial », s’enthousiasme-t-il.