Quand ses amis russes l’ont inondée de messages pleins de sollicitude, lui demandant comment elle allait et l’encourageant à tenir bon, la cinéaste ukrainienne Marina Stepanska ne les a pas remerciés. Elle les a plutôt envoyé paître.

Elle ne ressentait aucune gratitude. Que de la colère.

Elle a exprimé cette colère dans une lettre adressée à ses « ex-amis russes » publiée sur Facebook au sixième jour de la guerre, mardi. Une lettre parsemée de jurons bien sentis, de fierté et de fureur.

Elle y raconte sa fuite de Kyiv, la capitale, vers Lviv, la ville située tout près de la frontière de la Pologne, au premier jour de l’offensive. Une distance de 540 km qu’elle a parcourue en 20 heures avec son mari et leurs deux jeunes enfants.

Elle y affiche sa confiance en l’avenir, quoi qu’il arrive. « Vous voyez, mes chers ex-amis russes, même si je meurs demain, ce qui n’est pas si improbable dans les circonstances actuelles, je vais être OK. Parce que je sais que les miens survivront et reconstruiront tout ce que vous avez bousillé, parce qu’ils le font déjà, parce qu’il n’y a pas de peur, parce qu’il y a du respect, parce que nous sommes tous l’Ukraine », affirme-t-elle avec force.

Puis elle invite ses « ex-amis russes » à ne pas se déresponsabiliser en attribuant la faute de la tragédie actuelle à leur président.

Ce n’est pas Poutine, c’est vous, chacun de vous qui ne s’est pas levé pour combattre la moisissure qui vous a lavé le cerveau à vous et à la majorité de vos compatriotes !

Marina Stepanska, cinéaste ukrainienne, dans une lettre publiée sur Facebook

Son coup de gueule a provoqué une petite commotion sur Facebook, suscitant plus de 14 000 marques d’appréciation.

Documenter la guerre

Quand La Presse l’a jointe à Lviv, jeudi, la cinéaste de 39 ans avait laissé ses deux enfants de 2 et 4 ans chez des proches et organisait son retour à Kyiv, où elle veut documenter la guerre, avec son mari, également cinéaste. Les deux cherchaient de l’équipement de protection, comme des gilets pare-balles et des casques, avant de reprendre la route de la capitale.

Nous n’avons pas parlé de la douleur de laisser ses enfants derrière elle, tellement elle est évidente. Ni de la peur devant ce qui l’attendait. Mais plutôt des liens entre Russes et Ukrainiens, ces deux peuples frères aux cultures entremêlées, plongés de force dans une guerre fratricide.

Marina Stepanska est diplômée de l’Institut national de cinéma ukrainien. Elle a notamment réalisé le film Falling, qui a gagné le prix du public au festival Premiers Plans d’Angers, en 2018.

Ce film de fiction s’intéresse à la période qui a suivi le soulèvement populaire de 2013-2014, ce qu’on a appelé la révolution de l’« Euromaïdan ».

Les protestataires de l’époque avaient réussi à faire tomber le président prorusse Viktor Ianoukovitch, suscitant une réaction musclée de la part de Vladimir Poutine, qui a annexé la Crimée et fomenté un mouvement séparatiste dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine, où une guerre larvée soutenue par Moscou a perduré depuis.

Huit ans plus tard, le président russe vient de jouer le tout pour le tout : il a déclenché une offensive tous azimuts contre l’Ukraine.

Émancipation du cinéma ukrainien

Marina Stepanska raconte comment, au début des années 2000, l’Ukraine était devenue un lieu de tournage de prédilection pour les productions russes. Elle-même a travaillé sur plusieurs films et a multiplié ses amitiés dans le réseau du cinéma russe.

Ce sont ces amis qui lui ont envoyé des textos pleins d’empathie après le déclenchement de l’offensive russe, le 24 février.

« Ce sont des amis proches, mais on dirait qu’ils vivent sur une autre planète », confie-t-elle.

Déjà, en 2014, elle a pris conscience du fossé qui sépare Russes et Ukrainiens. « Certains me disaient : “Mais pourquoi vous ne donnez pas le Donbass à Poutine ?” Je leur répondais : “Mais voyons donc, c’est mon pays. Et puis, Poutine ne s’arrêtera pas au Donbass.” »

Ses amis russes ne la croyaient pas. L’histoire lui a malheureusement donné raison.

Marina Stepanska raconte comment les relations professionnelles russo-ukrainiennes ont évolué au fil des ans. Au début des années 2000, l’Ukraine était une sorte de « colonie russe » pour l’industrie du cinéma.

Puis l’État ukrainien a investi massivement dans son industrie cinématographique. Et les films ukrainiens, dont ceux de Marina Stepanska, se sont fait remarquer dans les festivals internationaux. Il y a eu des films ukrainiens à Cannes, à Venise.

Quand Marina Stepanska et ses amis russes se retrouvaient pour prendre un café à Paris, c’était dans un tout autre contexte. D’égal à égal.

Distances

Ces dernières années, la cinéaste s’est un peu éloignée de ses amis russes.

« J’ai réalisé que nous n’avions pas la même mentalité, que nous ne partagions pas le même récit », analyse-t-elle.

Ils ont ce dieu tout-puissant et n’essaient jamais de le combattre. Ils ont une mentalité de serviteurs.

Marina Stepanska, cinéaste ukrainienne

Ce dieu, c’est Vladimir Poutine.

« Nous, les Ukrainiens, nous n’avons pas de maître, c’est une grande différence », résume Marina Stepanska.

En 2014, l’Ukraine a mis à la porte un président pro-Moscou, mais n’a pas réussi à amorcer son entrée dans l’Union européenne – projet au cœur de la contestation.

Certains de ses amis russes l’ont raillée, à l’époque. « Alors, vous, les Ukrainiens, vous n’êtes pas joints à l’Union européenne. À quoi tout ça a donc servi ? », lui demandaient-ils.

« Je leur répondais : “Au moins, nous savons que nous pouvons prendre notre destin en main.” »

Contrairement aux amis russes de Marina Stepanska qui n’aiment pas Vladimir Poutine mais « croient qu’ils ne peuvent pas le combattre ».

« Je leur disais : “Mais si, vous pouvez. Vous n’avez qu’à être nombreux.” »

C’est le même message qu’elle leur a envoyé sur sa page Facebook, comme un coup de poing en plein visage. Ils n’ont pas répondu. Et depuis, Facebook a été bloqué par le Kremlin.